Chambre noire, Archive blanche: au cœur du fonds photographique Eugène Trutat
Modifié le :

Article rédigé par
LIA PRADAL, artiste, graphiste et éditrice
Ce livre d’artiste Chambre noire, Archive blanche est né d’un partenariat entre la photothèque du Muséum de Toulouse et les éditions Païen, maison spécialisée dans le livre photographique contemporain créée par Lia Pradal. Depuis 2015, l’artiste et éditrice s’attache à faire dialoguer passé et présent en redonnant vie et matière aux archives iconographiques. Elle nous expose ici comment son ouvrage vise à recontextualiser ces images anciennes par une approche croisée entre photographie et géologie.
À la fin du XIXe siècle, Eugène Trutat (1840-1910), conservateur du Muséum de Toulouse, naturaliste, scientifique et pionnier de la photographie, laisse une œuvre qui témoigne d’un intérêt précoce et d’une préoccupation pour les glaciers. Il s’arme de piquets pour mesurer la fonte des glaces et photographie la montagne pour établir une comparaison d’année en année, mettant ainsi en place une méthode de documentation comparative qui semble prémonitoire (Lire l’article Aux origines de la glaciologie dans les Pyrénées de Jean-Paul Métailié). Trutat pressent que ses images serviront à mesurer la récession glaciaire dans un futur incertain. Un siècle avant l’émergence des préoccupations écologiques contemporaines, ses photographies constituent déjà les archives d’un monde en mutation.
« Les neiges ont devant elles l’infini des âges ; c’est avec lenteur qu’elles se hâtent vers la mer, où elles doivent aller s’engloutir un jour. Lorsque déjà deux générations d’hommes se seront succédé dans les plaines inférieures, tel flocon de neige tombé sur une haute cime n’est pas encore sorti de la masse du névé »1
À son époque, la fonte inexorable des cimes est encore perçue comme un phénomène naturel évoluant à un rythme lent. Ni Eugène Trutat, ni ses contemporains n’auraient pu imaginer la vitesse vertigineuse à laquelle les glaciers se sont mis à fondre au siècle suivant.
Les paysages capturés au XIXe siècle donnent à voir vallées blanchies, cimes enneigées, glaciers majestueux – depuis les fenêtres givrées du Muséum, en passant par les murs glacés qui longent les voies ferrées dans les plaines montagnardes, jusqu’aux plus hauts sommets des Pyrénées. 93 % de la surface des glaciers pyrénéens arpentés par Eugène Trutat ont disparu aujourd’hui. S’il en percevait les prémices, Trutat ne pouvait imaginer une telle fonte.

© Fonds Eugène Trutat, Muséum de Toulouse
Dans la photothèque du Muséum de Toulouse, les paysages sont pris dans une autre forme de glace : celle, translucide, de la plaque photographique. Un dialogue visuel s’instaure entre les glaces géologiques (moraines, névés, cristaux, strates minérales) et les glaces photographiques (voiles d’émulsion, reflets, traces chimiques, microfissures sur les plaques). Fragiles, les plaques de verre s’altèrent avec le temps. Ce double effacement, du paysage et de sa trace, rend d’autant plus précieuse l’archive.
Les montagnes se désincarnent, perdent leur masse glaciaire ; la photographie devient immatérielle, évanescente. Les lourds dispositifs photographiques du XIXe siècle – chambres noires, plaques de verre, procédés chimiques – ont cédé leur place à la légèreté du numérique. C’est ainsi que la quasi intégralité du fonds Trutat, patrimoine fragile à l’abri de chambres froides protectrices, est mis à disposition du public en ligne. Si les bases de données numériques ont bel et bien un rôle primordial de démocratisation de l’art et de l’image, l’édition permet une approche sensitive et narrative des images : elles retrouvent leur force d’évocation, leur puissance.

© Lia Pradal, Éditions Païen
À partir d’une sélection d’une centaine d’images choisies parmi les 14 000 plaques photographiques du fonds Eugène Trutat, le livre Chambre noire, Archive blanche propose un voyage photographique à travers un monde blanc. Par des gestes simples – recadrages, associations d’images, opacités, choix d’impressions – les images, au-delà de leur qualité de simple archive du passé véhiculent un message contemporain :
« […] tous les montagnards s’accordent à dire que les glaciers diminuent considérablement ; pour ma part, depuis que j’explore les Pyrénées, je vois pour ainsi dire les glaciers fondre sous mes yeux […] »2
La risographie, technique d’impression au grain vaporeux, proche des premières photographies, souligne l’évanescence des paysages et leur disparition progressive. Médium fragile (encres végétales sur papiers non couchés, sensibles à la lumière, au frottement, au temps) et écologique (consommation énergétique réduite de 95 % par rapport aux procédés classiques), le livre est destiné à se transformer dans les décennies, à s’effacer doucement dans le temps, à l’image des glaciers qu’il documente.

La conception du livre repose sur des jeux d’opacité et de teintes – noir, gris, bleu, blanc – qui évoquent à la fois les nuances des plaques argentiques et des glaciers. L’ouvrage suit une logique d’élévation : au fil des pages, plus on se rapproche des hauts sommets, plus les images deviennent lumineuses, presque irréelles. Des effets d’impression immergent le lecteur dans un paysage qui se dissout peu à peu, jusqu’à devenir insaisissable.


Crédit : studio Trames.

© Lia Pradal, Éditions Païen
Un index narratif traverse le livre, offrant un second fil de lecture. Les images sont accompagnées des mots d’Eugène Trutat lui-même, extraits de ses carnets, publications et notes. À travers une recherche minutieuse, ses textes ressurgissent, éclairant l’ascension, les sommets, les relevés, les observations.
Dans la tradition du pyrénéisme, Chambre noire, Archive blanche est une tentative de faire ressentir la montagne, d’en chanter l’ode, une invitation à contempler ce qui se transforme. “Pour les arrière-petit-fils de nos fils, dans le lointain indéfini des siècles, le tableau sera changé. Peut-être le glacier, alors complètement fondu, sera-t-il remplacé par un faible ruisseau ; la montagne elle-même aura cessé d’exister. ”1
Petite question à l’artiste destinée aux curieux des modes de création : « Je puise l’inspiration depuis mon cadre de travail. J’ai la chance de travailler dans les Pyrénées, où je vis, avec mon bureau qui donne sur la montagne. Je travaille souvent en musique. Lors de la création du livre Chambre noire, Archive blanche, j’ai aimé écouter The End – Nico, Le Chant de la Sibylle (El Cant de la Sibil·la) – Jordi Savall, Requiem – Gabriel Fauré, The Sacrificial Code – Kali Malone parmi d’autres musiques sacrées ».
Bibliographie
- Histoire d’une montagne / Élisée Reclus. Paris : Pierre-Jules Hetzel, 1875
- « Le Massif de la Maladetta et la station de la Dent de la Maladetta », issu du Bulletin de la Société d’Histoire Naturelle de Toulouse / Eugène Trutat. Toulouse : Typ. De Bonnal et Gibrac, 1877, n°11, p.51.
- Dix leçons de photographie, cours professé au Muséum de Toulouse / Eugène Trutat. Paris : Gauthier-Villars, 1899.
- La photographie en montagne / Eugène Trutat. Paris : Gauthier-Villars et fils, 1894.
- Les Pyrénées : les montagnes, les glaciers, les eaux minérales, les phénomènes de l’atmosphère, la flore, la faune et l’homme / Eugène Trutat. Paris: J.-B. Baillière, 1894.
- Les Glaciers de la Maladetta et le Pic des Posets / Eugène Trutat. Toulouse : impr. P. Privat, 1876.
- Les Pyrénées sous la neige, conférence faite à Bordeaux le 11 mars 1895 au Club alpin français, section du Sud-Ouest / Eugène Trutat. Bordeaux : impr. de Ve Cadoret, 1895.
- Chambre noire, Archive blanche / Lia Pradal. Éditions Païen, 2025
Image d’en tête : Luchon : Massif des Monts Maudits vu du Posets. MHNT.Pha.1018.22.26.2 : plaque négative stéréoscopique au collodion au tanin, format 10 x 18 cm. © Fonds Eugène Trutat, Muséum de Toulouse