Le concept de genre est-il applicable aux autres espèces animales ?

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Le concept de genre construit dans le cadre des sciences humaines et sociales est-il applicable aux autres espèces animales ? Michel Kreutzer, spécialiste du comportement, répond à nos questions.

Michel Kreutzer est éthologue, professeur émérite à l’Université Paris Nanterre, où il a dirigé le laboratoire Éthologie, Cognition, Développement. Auteur de « De la notion de genre appliquée au monde animal » (Revue Mauss 2012), il a participé à l’ouvrage collectif L’animal parent, Ed Leduc 2024, sous la direction de Yolaine de La Bigne.

Comment, dans votre carrière de chercheur sur le monde animal, avez-vous été amené à approcher la notion de genre ?

J’ai consacré une grande partie de ma carrière à l’étude de la communication acoustique chez les oiseaux, et notamment les chants. Ceux-ci sont très utiles au moment des choix de partenaires de reproduction, et pour maintenir les relations entre les mâles et les femelles.

La question du choix des partenaires m’a retenu pendant une vingtaine d’années. Je cherchais à comprendre qui choisissais qui et pour quelles raisons, ainsi que les mécanismes de la stabilité des couples chez les oiseaux. J’ai étudié quelles étaient les raisons des préférences pour certains chants plutôt que d’autres, mais aussi le comportement parental et je me suis alors rendu compte que même en connaissant le sexe des individus, il n’était pas facile de connaître les rôles des mâles et des femelles au sein des différentes espèces. Bien sûr, les femelles pondent les œufs et les mâles copulent avec les femelles, mais lorsqu’il s’agit de construire le nid et de couver les œufs, c’est parfois l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre. Mâles et femelles se partagent souvent les tâches le nourrissage, contrairement aux mammifères chez qui les femelles assurent seules cette tâche. Le sexe des individus ne permet pas toujours de prédire leur rôle social, dans les activités parentales, mais aussi dans le choix des partenaires, puisqu’il y a des couples homosexuels chez les animaux.

Comment définir le concept de genre ?

Je ne suis pas un grand amateur des définitions, je préfère une approche plus ouverte. Chemin faisant, on voit l’utilité d’un terme. Est-il utile, opératoire, de quelle manière le modifier ? Genre est un mot qui appartient exclusivement au vocabulaire des sciences humaines et sociales. Il est insolite, pour un éthologue, de suggérer comme je le fais d’y recourir pour écrire et analyser la vie de relation des animaux. Lorsque des études chez l’humain interrogent la masculinité et/ou la féminité, la distribution des rôles parentaux, l’orientation sexuelle, la hiérarchie entre les hommes et les femmes, on dit qu’elles interrogent le genre. De ce fait, si les mêmes propriétés sociales sont interrogées chez l’animal, il m’apparaît tout à fait loisible de penser que c’est également le genre que l’on interroge chez les animaux.

En quoi le genre se distingue-t-il du sexe ?

Chez l’animal comme chez l’humain, il ne peut y avoir de genre, que s’il y a du sexe. Mais ce dernier ne suffit cependant pas pour connaître toutes leurs activités. Les approches naturalistes ont longtemps essayé de s’en tenir à une définition de ce qu’est une espèce : selon le patrimoine génétique on détermine l’appartenance à telle espèce; selon la morphologie observée et le comportement affiché, on détermine le sexe. L’identité était à la fois chromosomique, physiologique, morphologique, psychologique, comportementale. Les sciences naturelles ont créé et utilisé ainsi beaucoup de typologies. Mais lorsque l’on observe les animaux, on se rend compte qu’il y a du flou autour de la typologie. En connaissant le sexe on ne peut définir toutes les activités sociales et les typologies ne tiennent pas. Le genre, contrairement au sexe, n’a aucun caractère essentialiste. C’est une notion qui permet de décrire des rôles sociaux, des rapports de pouvoir, des conflits et coopérations entre mâles et femelles, bref, des propriétés de la vie de relation. Le genre appliqué à l’animal a un rôle descriptif et non pas normatif.

Parle-t-on de genre en éthologie ?

Les éthologues parlent de différents comportements sexuels, comme l’homosexualité, les comportements parentaux, les modèles que les femelles peuvent avoir pour choisir les mâles, les modèles que les mâles peuvent avoir pour choisir des femelles, mais la notion de genre est encore peu utilisée par mes collègues. Peut-être parce qu’ils craignent d’entrer dans un champ constitué dans un autre cadre que celui des sciences naturelles et de la biologie. Pourtant, là où des êtres font preuve de sociabilité, remplissent des rôles, exercent du pouvoir, sont en conflit et coopération, il y a , y compris chez l’animal, du genre.

Comment expliquer cette réticence ?

La science en général, en occident, a été prisonnière je crois d’une logique aristotélicienne qui est celle du tiers exclus : on est A ou B mais pas A et B. Si on est l’un, on ne peut pas être l’autre. Dans la Grèce ancienne, certains philosophes n’étaient pas d’accord, notamment les Sceptiques, qui avaient une autre logique, nommée tétralemme, qui dit qu’un individu peut être A mais il peut aussi être B, mais aussi A et B, ou ni A ni B. On rejoint la thématique de la bisexualité psychique dont parle la psychanalyse. Un individu peut très bien être A mais il peut très bien être en même temps B, activer l’un ou l’autre de temps en temps, être l’un ou l’autre et parfois l’un et l’autre et parfois n’être ni l’un ni l’autre. Certains cherchent à être neutres du point de vue de la sexualité et à se libérer de la sexualité.

Vous défendez la pertinence de cette grille de lecture chez les animaux ?

L’extension du domaine d’application du genre à la vie sociale des animaux en renforce la pertinence. Les individus n’existent pas seuls, en dehors d’une vie de relations. La sociabilité, la socialité, sont au cœur de l’éthologie puisqu’on ne parle que d’interactions, de signaux de communication, pour survivre. Le social, est au cœur du vivant, il n’existe pas de vivant sans social. On ne peut pas regarder les individus comme uniquement déterminés par ce qui serait leur sexe. Ce qui s’est révélé dans les recherches sur les animaux, c’est une complexité de la vie sociale bien supérieure à celle que les auteurs ont pu imaginer et la notion de genre permet de l’étudier.

Concrètement, comment se matérialise le prisme du genre chez les espèces animales ?

Un certain nombre d’activités sociales des animaux ne sauraient être décrites en faisant référence aux seules notions de mâle ou de femelle. Chez certaines espèces, ce sont parfois les femelles qui défendent le nid ou le territoire, les mâles qui couvent ou les femelles qui vont chercher un nouveau mâle après la reproduction. On note des comportements qui échappent à toute typologie simpliste. Dès lors que l’on aborde l’étude de la diversité des fonctions sociales, des activités coopératives et conflictuelles entre « mâles » et « femelles », en particulier dans les comportements parentaux, le genre semble prendre tout son sens.

Chez un très grand nombre d’espèces, il n’existe pas de comportement maternel ou paternel prédéfini. Par exemple, chez les poissons, seules 20% des espèces assurent des soins parentaux sous forme soit de protections des œufs, soit de surveillance des jeunes après l’éclosion. Dans tous ces cas où il y a du soin, celui-ci est assuré exclusivement par les mâles dans 60 % des cas. Chez les oiseaux, 80 % des espèces sont monogames, avec beaucoup de soins biparentaux. Chez les mammifères, dans 80 % des cas, les structures sont polygames. Les femelles allaitent, et 95 % d’entre elles s’occupent des petits. Mais des mâles peuvent participer : chez les carnivores et les primates, on relève des soins paternels dans 20 % des cas, avec de grandes différences individuelles. La répartition des rôles parentaux subit des variations notables liées aux stratégies reproductrices individuelles. La connaissance du sexe des individus ne permet donc pas de leur attribuer ipso facto un rôle parental typique.

Chez le canari. « Comme pour de nombreuses espèces d’oiseaux, le chant est un attribut « masculin » de la séduction. Les canaris domestiques qui réalisent certaines séquences de chant très compliquées sont plus souvent choisis par les femelles. Et dans cette catégorie de mâles attractifs, certains le sont plus que d’autres. On pourrait dire que « certains mâles sont plus mâles que d’autres». Ces nuances ne relèvent plus totalement du sexe et se rapprochent des choix liés au «genre» chez les humains. Le sexe biologique, par essence, ne pouvant induire que deux comportements possibles la diversité de ces comportements relèvent plutôt de la notion de genre.

illustration oiseaux
Crédit : Teddy Belier

Cela renvoie à la question du déterminisme du genre, qui est très débattue, qu’en est-il chez les animaux ?

Il y a des réticences. Chez les humains, on légifère sur les normes d’identité pour vivre ensemble. Le politique l’économique, le social définissent ce que sont les rôles sociaux des uns et des autres. Mais cela reste particulier à notre espèce, et beaucoup considèrent que cela n’existe pas chez les animaux. Pourtant, chez ces derniers, il existe des normes identitaires implicites. Les animaux n’ont pas besoin qu’elles soient explicitées, elles existent dans les comportements qui se manifestent autour d’eux. La manière dont se comportent et réagissent émotivement leurs congénères, autour d’eux, leur indique ce qu’il y a lieu de faire et de ne pas faire. Rapidement, ils apprennent certaines formes sociales plutôt que d’autres.

Le lien entre ces rôles sociaux et le sexe est indéniable. S’il n’y avait pas de sexe, on ne parlerait pas de genre, mais pour moi ce dernier reste un concept utile qui nous permet de lire les comportements et de décrire les décalages qui existent entre le sexe et les rôles sociaux des individus. Sa capacité à donner de l’intelligibilité aux faits finira par en généraliser l’usage en éthologie. C’est sur sa valeur heuristique qu’il sera validée. L’éthologie renouera une fois encore avec les emprunts qu’elle est accoutumée de faire aux sciences sociales. Depuis la théorie darwinienne, les limites entre nature et culture n’ont cessé de se déplacer, de se construire et se déconstruire. Force est de constater, aujourd’hui comme hier, qu’elles ne sont peut-être pas où on les voyait, ni telles qu’on les imaginait.


Ce Grand entretien est issu du magazine Vox #16 intitulé « Quand la nature fait genre » édité par le Muséum de Toulouse. Vous pouvez retrouver dans la boutique en ligne.


Crédit illustration en tête : Teddy Belier