Restauration des écorchés de Jules Talrich
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Article par JULIA VILA, ÉLODIE BEAUBIER et JULIE CATALO
Chargée de documentation des collections et du fonds des miscellanées, Muséum de Toulouse / Restauratrices et consultantes en restauration préventive, catalo-manuel.fr, elodie-beaubier.fr.
À l’occasion de l’exposition Momies, corps préservés, corps éternels, les deux écorchés de Jules Talrich conservés au muséum ont été restaurés et la face ventrale y sera présentée. En l’attente de son ouverture aux publics, petite présentation de l’histoire de ces moulages et de leur créateur ainsi qu’un retour sur leur restauration.
Jules Talrich (1826, Barcelone – 1904, Paris)
D’origine perpignanaise, Jules Talrich est sculpteur, céroplaste et embaumeur. Son grand-père, Thadée Talrich, était chirurgien en chef de l’hôpital de Perpignan. Son père, Jacques Talrich (1789-1851), chirurgien militaire de formation, commence la production de moulages anatomiques en 1823 et est recruté par la faculté de médecine de Paris en 18241. Jules Talrich, né en 1826, est quant à lui nommé statuaire-modeleur d’anatomie dans cette même faculté en mars 1862. Il semble avoir également travaillé pour la faculté de Nancy.
Les activités de la maison Talrich où travaillent père et fils sont très diverses. Elle fournit du matériel d’étude scientifique et de démonstration aux écoles, musées et savants ainsi que des reproductions de nouveaux-nés pour les écoles de puériculture et des têtes en cire pour les coiffeurs2. D’ailleurs, important pourvoyeur du Ministère, Jules Talrich est nommé Officier de l’Instruction publique.
Il a, en outre, une pratique médico-légale régulière, réalisant pour la morgue de Paris des reconstitutions visant à permettre l’identification des victimes, tel le visage de « la femme coupée en morceaux» ou « mutilée de Clichy » dans l’affaire Billoir en 18763. Il propose ainsi à sa clientèle des moulages de différents types de blessures d’ordre criminel qui devaient probablement aussi lui servir de support pour la réalisation de certaines de ses commandes d’art religieux4.
La Maison familiale Talrich est reprise par son fils puis par son petit-fils. On trouve des réclames pour les ateliers Talrich, proposant à cette époque et jusqu’à la fin des années 305, des mannequins d’habillement.
Le Musée français et le Musée anatomique
Talrich fonde son premier musée, le Musée français, en 1866. Il attire curieux et amateurs de sensationnel qui y trouvent des reproductions d’organes, de maladies, de crânes et des bustes phrénologiques ainsi que de célébrités : hommes politiques, criminels et victimes. Parmi celles-ci, l’assassin Jean-Baptiste Troppman6 ayant fait les choux gras de la presse, Léon Gambetta (dont Talrich a également réalisé l’embaumement7) ou la reproduction du masque retrouvé de Richelieu8.
Jules Talrich a également fait l’acquisition d’un tour de magie, popularisé par Joseph Stoddart, dit Colonel Stoddare dit le Sphinx, auprès de Mr Tobin9. Il le rebaptise « le décapité parlant » et l’installe au sous-sol près d’une mise en scène de torture « la chambre de la question ». Le trucage, basé sur un système de miroirs, est rapidement repéré par le public.
Avec les avancées scientifiques la phrénologie, qui avait ses détracteurs de longue date, tombe en désuétude et ce type d’établissements n’attire plus autant les foules et les objets qui y étaient exposés sont rachetés par les musées forains10. Le Musée français ferme en 1867 et Talrich ouvre son Musée anatomique en 1876, plus orienté vers les spécialistes et la vulgarisation scientifique.
Les demis écorchés face dorsale et ventrale du muséum
Les tirages en plâtre polychrome conservés au Muséum de Toulouse sont des moulages d’une reproduction en demi-format (≈20 x 90 x 40 cm) des modèles originaux en grandeur nature. Les originaux à l’échelle 1 sont des moulages sur nature, autoportraits disséqués du sculpteur, et formaient une série de quatre avec une autre paire d’écorchés (sur la totalité du corps) présentant les muscles profonds.
Les sculptures en grandeur nature sont données pour avoir été réalisées circa 186611. On trouve mention de la présentation à l’Exposition universelle de Londres en 1862 d’un premier écorché « un homme de vingt ans sur le côté droit duquel on été préparés tous les muscles »12, le second n’ayant pu être terminé dans les délais pour l’exposition.
On peut donc penser que Talrich a élaboré ses modèles et a réalisé la série complète entre 1862 et 1866. Celle-ci est présentée lors de l’Exposition universelle de Paris de 186713 où il est récompensé d’une médaille de bronze14.
Concernant les modèles grandeur nature, la céroplaste Nathalie Latour nous a appris qu’actuellement, seuls deux fonds préservant la série complète avaient été identifiés : les Beaux-Arts de Paris et la collection privée de Mr Toon Van Leest à Utrecht sur laquelle elle est intervenue.
Les sculptures format « demi-nature » sont donc vraisemblablement postérieures et sans doute réalisées suivant la méthode de réduction s’appuyant sur un quadrillage.
En 1886, le catalogue de vente de la Maison Talrich15 mentionne que ses modèles sont « déjà en usage à l’École de médecine militaire du Val-de-Grâce à Paris, dans les facultés de médecine de Lyon, Lille, au World Dispensary de Buffalo New York, etc., dans les écoles nationales de Beaux-Arts […] à l’école de médecine de Dijon, dans les écoles vétérinaires d’Alfort et de Toulouse ». Il précise aussi que le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts a passé commande de cent exemplaires en février 1881.
Les archives du muséum indiquent que ces moulages ont été acquis auprès de la Maison Talrich en 1907, soit après la mort du sculpteur.
Que Talrich, souvent appelé « artiste scientifique » dans la presse, à une époque où la frontière entre arts et sciences n’est pas aussi marquée qu’elle ne le sera par la suite, fournisse églises et écoles de beaux-arts met en évidence le caractère artistique de ses productions.
En effet, l’autoportrait en matière d’étude anatomique ou de matériel à vocation pédagogique est inédite.
Par ailleurs, la thématique morbide esthétisée par le positionnement des sujets (yeux ouverts, bouche entrouverte, disposition de la chevelure) leur confère une dimension romantique. L’un des deux, comme s’il avait été immortalisé en pleine nature, la nuque reposée sur une bûche surélevant par-là son buste peut faire penser à l’Ophélie16 de 1852 du préraphaélite John Everett Millais.
Un certain Pigalle retrouve des thématiques du romantisme, mort, amour et érotisme, dans un croquis recueilli dans son atelier pendant le Salon des artistes de Paris de 1865. Comme semblent le montrer les photographies de l’ouvrage de Duchenne, il est probable que Talrich ait fait preuve d’une certaine autodérision en se prêtant au jeu de ces prises de vue. L’autoportrait peut aussi apparenter ses reproductions à des vanités.
Bien que le critique d’art Henry Houssaye ait écrit17 : « On pourrait comparer L’Assommoir à un musée anatomique. Si exactes et si curieuses que soient les figures de cire de M. Talrich, ce n’est point là de l’art. Il en est ainsi de L’Assommoir, qui appartient moins à la littérature qu’à la pathologie » il semblerait que ces deux représentations ne soient pas dénuées d’une intention artistique.
Houssaye, manifestement peu client du roman de Zola, fait un parallèle entre les démarches documentaires préalables aux travaux du sculpteur anatomiste et de l’auteur du naturalisme, opposant méthode et technique à une démarche artistique.
Sans doute, ce bon technicien aux solides connaissances anatomiques aura-t-il été amateur de la Femme à la larme d’André-Pierre Pinson18 (1746-1828) et des écorchés d’Honoré Fragonard.
Les tirages présents dans le fonds des sculptures du muséum étaient plutôt en bon état de conservation malgré quelques cassures et un encrassement important, ils étaient complets et ne présentaient pas d’altération notable.
Ils ont été restaurés cette année et la face ventrale sera présentée aux publics lors de l’exposition Momies, corps préservés, corps éternels au muséum à partir du 22 octobre 2022.
Étude et restauration en vue de l’exposition Momies
Les deux modèles représentent les faces ventrale et dorsale d’un homme à demi écorché. Nous les avons restaurés en mars 2022 dans les locaux du muséum.
Ces deux éléments sont des copies échelle ½, des originaux échelle 1 dont deux exemplaires sont conservés dans le cabinet de morphologie de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA).
Ces copies toulousaines présentent toutefois des modifications au niveau des visages et des mains (plus détaillés, plus réalistes) et nous ne savons pas si elles étaient exposées à la verticale comme les originaux toujours en place aujourd’hui à l’ENSBA (les trous de fixation ont-ils été bouchés lors du moulage ou après un changement de présentation ?). Les modèles conservés à Paris ont également été restaurés cette année.
La composition de ces modèles est exclusivement en plâtre, avec des renforts de filasse et d’armatures métalliques pour la face dorsale. Une polychromie recouvre le moulage en plâtre sur la face, cette dernière est probablement à base de peinture à l’huile avec présence d’un vernis localisé sur certaines couleurs. Nous avons également observé des reprises de peinture noire ponctuellement sur le pourtour au niveau d’anciennes réparations.
Ces œuvres présentaient principalement des problèmes de surfaces : encrassements importants, salissures diverses, piqures incrustées, taches d’anciennes moisissures et quelques soulèvements de polychromie (écailles). Le support était en bon état malgré un angle cassé et quelques éclats en bordure.
Les éléments ont été recollés avec un mélange de résine Paraloïd® B72 et B44, des comblements de structure au Polyfilla® et des bandes de maintien au revers avec un intissé fin (22g/m2), tous les collages sont réversibles.
Après un dernier dépoussiérage, toutes les micro-lacunes (griffures, points blancs, petites lacunes) ont été retouchées à l’aquarelle extra-fine. Les œuvres ont enfin été marquées de leur numéro d’inventaire au revers.
Le travail de conservation-restauration a consisté à nettoyer ces œuvres, coller les fragments cassés et à effectuer un travail de retouche minimaliste sur les lacunes.
Après avoir réalisé des observations détaillées et photographié les sujets avant traitement, les écorchés ont été soigneusement dépoussiérés. Les soulèvements ont été refixés (Klucel G®). Toutes les surfaces, excepté les revers, ont pu alors être nettoyées par gommage (gomme en caoutchouc naturel) puis à l’eau déminéralisée. Les taches les plus persistantes ont été enlevées avec un savon (Vulpex®), ponctuellement avec du triamonium citrate (TAC) ou de la terre de diatomées selon les zones.
Chaque écorché a fait l’objet d’une fiche de traitement illustrée indiquant tous les produits utilisés, les méthodes employées et les différentes étapes du traitement photographiées.
Le temps de traitement avec le dossier représente une semaine par écorché.
Notes et références
- “Modeleurs et modèles anatomiques dans la constitution des musées médicaux en Europe, XVIIIe-XIXe siècles”, Rafael Mandressi et Laurence Talairach-Vielmas, Revue Germanique internationale, 2015, CNRS Éditions
- Calendriers d’un bourgeois du Quartier Latin, Henri Dabot, Internet Archive
- Le Constitutionnel : journal du commerce, politique et littéraire, 20 nov. 1876, Gallica, BNF ; Le Petit Parisien : journal quotidien du soir, 21 nov. 1876, Gallica, BNF ; L’Illustration, vol. LXXVI, 1880, Internet Archive ; Le Rappel / 6 janv. 1877, Gallica, BNF
- L’art religieux contemporain, J.-A. Hurel,. 1868, Gallica ; Guide spécial du clergé dans Paris, 1865, A. Josse et J. Todevin. 1865, Gallica
- Parade : journal de l’étalage et de ses industries, nov. 1936, Gallica
- Le massacre de Pantin : “Jean-Baptiste Troppmann” , Wikipédia ; La Petite presse : journal quotidien, 28 Jan. 1870, Gallica
- Le Gaulois : littéraire et politique, 6 juin 1896, Gallica
- Le Magasin pittoresque, 1er janv. 1903, Gallica
- The old and the new magic, Evans, Henry Ridgely, 1906, Internet Archive
- “Les musées d’anatomie sur les champs de foire”, Py, Christiane et Cécile Vidart, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 60, no. 1, 1985, pp. 3-10, Persée ; “Quand la science s’invite à la fête foraine.” Les Pavillons de Bercy, Musée des arts forains
- Date à laquelle il offre les quatre tirages grandeur nature aux Beaux-arts de Paris.
- La Presse, 20 août 1862, Gallica, il serait question des deux autres moulages totalement écorchés qui composent la série des quatre.
- L’Exposition universelle de 1867 illustrée : Exposition universelle de 1867 à Paris, Commission impériale, Internet Archive
- Catalogue officiel des exposants récompensés par le Jury international : Exposition universelle de 1867 à Paris, Jury international, Internet Archive
- Catalogue des modèles anatomiques et préparation nouvelles pour les démonstrations de physiologie organique de l’homme, Talrich, Jules, Paris, s.n., 1886, Exemplaire numérisé : BIU Santé
- “Ophélie : histoire d’un mythe fin de siècle”, Anne Cousseau, Revue d’histoire littéraire de la France, vol. Vol. 101, no. 1, 1 Fév. 2009, pp. 105-22, Cairn
- Journal des débats politiques et littéraires, 14 mars 1877, Gallica
- “La femme à la larme”, Musée de l’Homme
- drouot.com, vente aux enchères
- Céroplastie – Corps immortalisés, Nathalie Latour, 2020, Le Murmure Éditeur – Disponible à la bibliothèque Cartailhac : cote 737.600 LAT
- Figures du corps : une leçon d’anatomie à l’ENSBA – Disponible à la bibliothèque Cartailhac : cote XX(25841.1)
- La collection d’anatomie des Beaux-arts de Paris
- “Un demi-écorché de Jules Talrich (1826–1904) en vue postérieure, un modèle anatomique en plâtre”, P. Le Floch-Prigent et J.-B. Gillot, Morphologie, vol. 98, no. 322, 1 Sept. 2014, pp. 145-6, doi:10.1016/j.morpho.2014.04.112.
- “Un demi-écorché de Jules Talrich (1826–1904) en vue ventrale, un modèle anatomique en plâtre”, Le Floch-Prigent, P. and J.-B. Gillot. Morphologie, vol. 98, no. 322, 1 Sept. 2014, p. 146, doi:10.1016/j.morpho.2014.04.113.
- Cabaret du Néant , FRAC Île de France
- « Le corps en vitrine. Éléments pour une recherche sur les collections médicales », Dias, Nélia, Terrain, 1992
- “Un patrimoine vivant. Les lieux de l’anatomie à l’École des beaux-arts”, Thomine-Berrada, Alice, In Situ. Revue des
- patrimoines, no. 43, 12 Jan. 2021
- Œuvres et représentations des Talrich dans les collections françaises sur Moteur collections
Photo d’en-tête : Demi écorché de Jules Talrich, photo. : Julie Catalo – coll. muséum, MHNT.MISC.2016.0.25