Pirogues d’Océanie
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Article rédigé par HÉLÈNE GUIOT
Chargée de cours INALCO (département ASEP), chercheuse associée UMR PALOC (Patrimoines Locaux, Environnement et Globalisation, MNHN-IRD-SU) patrimoines océaniens, techniques et cultures matérielles, systèmes de représentation, muséologie.
Il y a plus de 50 000 ans, l’être humain quitte le continent asiatique et entre dans l’Océan Pacifique. Il s’installe en Australie et en Nouvelle-Guinée. Quelques dizaines de milliers d’années plus tard, arrivent de nouveaux voyageurs, en provenance d’Asie du sud-est. Les populations se mêlent et les cultures océaniennes ancestrales prennent naissance. Elles vont mener à bien l’exploration maritime du Pacifique, le plus vaste océan de notre planète et découvrir, toujours plus à l’Est, les multiples terres de l’Océanie.
Quelles que furent leurs motivations, ces groupes de migrants développèrent une technologie maritime éprouvée, une grande diversité d’activités grâce à des embarcations aux formes variées : pirogues à balancier, à double coque, gréées d’une ou deux voiles, aux figures de proue courbes ou élancées vers l’avant.
Il reste aujourd’hui difficile de définir précisément la forme des premières embarcations qui permirent aux êtres humains d’entrer dans l’Océan Pacifique et de conduire leurs migrations sur l’ensemble du continent océanien. En effet, l’archéologie n’a pas encore livré de vestiges datant des lointaines origines du peuplement. Les chercheurs proposent donc des hypothèses en croisant les informations de différentes disciplines scientifiques : l’ethnologie, la technologie, la linguistique… On connaît également ces pirogues grâce à la transmission des traditions orales océaniennes, grâce aux voyageurs occidentaux qui les ont décrites, dessinées puis étudiées à partir du XVIIe siècle et grâce à des maquettes conservées dans des musées.
Les maquettes de pirogues océaniennes sont relativement fréquentes dans les collections des musées mais le contexte de leur fabrication, de leur collecte, de même que leur fonction, sont rarement connus. Certaines représentent assez fidèlement en réduction les pirogues grandeur nature tandis que d’autres s’apparentent aux objets de type « curios » (cf. maquette MHNT.ETH.AC.NH.59). Traditionnellement, les Océaniens confectionnaient des modèles réduits de pirogue, puis avec l’arrivée des Occidentaux, ils en ont fabriqué pour échanger et commercer avec eux.
La collection des maquettes de pirogues d’Océanie du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse illustre les différentes formes d’embarcations océaniennes.
La pirogue à balancier
La pirogue à balancier est caractéristique des populations austronésiennes (populations qui s’étendent d’Asie du Sud-Est, dans tout le Pacifique et jusqu’à Madagascar). Elle est constituée d’une coque à laquelle est relié un flotteur par des traverses, qui constituent alors le balancier. Ce balancier maintient verticale la coque à bords droits, généralement très profilée. Voile et pagaies assurent la propulsion, tandis qu’une « pagaie-gouvernail » permet de diriger l’embarcation. Il semble que cette forme de voilier ait été le vecteur des premiers voyages inter-insulaires : de part sa rapidité et une plus grande légèreté, elle aurait été préférentiellement utilisée pour les voyages d’exploration.
Des observations européennes du XIXe siècle relatent une vitesse de 13 nœuds pour une pirogue à balancier de Tahiti et même jusqu’à 18 nœuds pour celles dédiées à la course dans l’archipel de Fidji. Il semble que certaines pirogues à balancier de Micronésie dépassaient souvent les 20 nœuds, d’où leur qualificatif de « prao volants ».
Les pirogues à balancier furent également utilisées pour différents usages : le transport côtier, la pêche (dans le lagon, sur les côtes rocheuses, en haute mer), pour la guerre.
Selon ces fonctions, leur coque mesurait de deux à plus d’une quinzaine de mètres de longueur. Les ornementations variaient également : de la coque monoxyle à des coques ornées de sculptures, de gravures, incrustées de coquillages, ornées de plumes et d’étoffes.
Trois des maquettes de la collection du muséum d’Histoire naturelle de Toulouse offrent un aperçu de cette grande variété produite par les charpentiers de marine d’Océanie : la maquette du Vanuatu présente une forme relativement simple (MHNT.ETH.AC.NH.58) ; la maquette MHNT.ETH.AC.OC.20 illustre les pirogues caractéristiques de Niue, avec leur forme dite « en torpille » et les ajouts de coquillages de part et d’autre de la coque ; la maquette MHNT.ETH.AC.AU.17 de Nouvelle-Calédonie présente un modèle à voile tressée, très intéressant car les pirogues à balancier de cet archipel sont plus rares dans les collections.
La pirogue à double coque
Pour le peuplement
Pour les périples hauturiers au cœur de l’Océanie, les charpentiers de marine ont inventé une nouvelle forme de voilier : la pirogue à double coque, ancêtre des catamarans actuels. Les deux coques composites, assemblées parallèlement par des traverses, supportaient un pont de planches ou un treillis de perches, sur lequel était installée une cabine où l’équipage s’abritait des intempéries et y protégeait quelques biens essentiels. De part sa capacité de charge, cette forme de voilier fut vraisemblablement celle des voyages de peuplement à travers toute la Polynésie.
La maquette MHNT.ETH.AC.1709 illustre d’ailleurs ce phénomène : elle fut confectionnée à l’île des Pins où les charpentiers de marine fabriquèrent des pirogues de cette forme, anciennement introduite par les Tongiens du pouvoir des chefs suprêmes de l’île.
Échanges inter-insulaires
Au cours du XVIIIe siècle, lors de leur visite dans les différents archipels, les voyageurs occidentaux observèrent la poursuite des voyages à bord de quelques pirogues doubles, notamment dans le cadre d’intenses réseaux d’échanges inter-insulaires. En Nouvelle-Calédonie, les pirogues étaient utilisées pour la pêche, dans le lagon et en haute mer, ainsi que pour les périples maritimes. La circulation des richesses et des personnes sur les chemins de la coutume, notion fondamentale de la société kanak, empruntait également les routes maritimes. Dans ce contexte, de grandes pirogues reliaient les rivages de la Grande Terre, de l’Île des Pins et ceux des Îles Loyautés, entretenant ainsi des relations économiques et familiales.es de l’île.
Pour les divinités
À Tahiti, certaines pirogues doubles portaient un petit temple contenant les emblèmes d’une divinité sous la protection de laquelle se plaçaient les guerriers. En dehors des combats, les prêtres entreposaient ces pirogues sacrées sous le hangar, implanté dans l’enceinte des grands marae, lieux de culte et expression du pouvoir des chefs suprêmes de l’île.
Quelques pirogues simples
Dans certains archipels de Polynésie, les insulaires ont réalisé des pirogues dites simples, c’est-à-dire sans balancier et sans seconde coque. On connaît ainsi les célèbres pirogues des Maori, ornées de figures de proue et de poupe, artistiquement ouvragées. Ces longues pirogues utilisées pour la guerre étaient propulsées par une quarantaine de pagayeurs qui se transformaient en guerriers une fois rendus sur les lieux du combat.
D’apparence plus modestes, mais tout aussi intéressantes, étaient certaines embarcations de Futuna, appelées kumete. Ce terme signifie également « récipient » car cet objet, long et profond, servait également à la confection de préparations alimentaires. Les pêcheurs s’avéraient fort adroits pour manœuvrer une telle embarcation dans les vagues puissantes des rivages de Futuna !
Des radeaux
Cette embarcation des plus simples présente certaines qualités qui l’ont faite adopter dans plusieurs archipels d’Océanie. Elle fut utilisée par les premiers êtres humains qui s’introduisirent dans le Pacifique, de l’Asie du Sud-Est vers l’Australie et la Nouvelle-Guinée. Le radeau s’adapte pour la pêche et pour le transport de lourdes charges dans les lagons, sur les rivières et le long des côtes… peut-être celles de l’île de Pâques, pour l’acheminement des grandes statues Moai vers les sites sacrés.
Depuis leur origine sud-est asiatique, les Océaniens circulèrent au sein d’un univers dépourvu de référence continentale, où la terre s’associe perpétuellement à l’océan. Ils y développèrent une conception insulaire du monde où l’océan n’isole pas mais relie les îles, qui furent, selon les légendes polynésiennes, pêchées par les dieux. Chaque île ou archipel constitue le nombril d’un dôme céleste, caractérisé par une étoile zénithale. Naviguer d’île en île équivalait à voler de ciel en ciel ; ciel et mer s’unissent en un vaste espace parsemé d’îles-étoiles.
Il y a plusieurs millénaires, l’Océanie fut donc le siège d’une technologie navale sophistiquée et performante, expression du système de pensée de ces sociétés insulaires. La pirogue en fut un élément fondateur.
Au XIXe siècle, avec l’installation des Occidentaux dans le Pacifique et l’adoption de nouveaux modes de vie, les pirogues se sont transformées, et pour certaines d’entre elles, ont totalement disparu. Suite à un mouvement de revitalisation culturelle né à Hawaï dans les années 1970, l’univers de la pirogue reste aujourd’hui fédérateur de bien des énergies : construction d’anciens modèles de bateaux, valorisation des techniques traditionnelles de navigation, réunions de pirogues lors des grandes manifestations culturelles qui prennent place régulièrement dans le Pacifique.
Aujourd’hui, dans beaucoup d’archipels, les jeunes générations affirment, avec leurs anciens, la valeur des savoirs ancestraux, redécouvrent et s’approprient cet élément fondateur des sociétés insulaires d’Océanie : la pirogue.
Photo d’en-tête : Maquette de pirogue à balancier de l’île de Niue – coll. muséum MHNT.ETH.AC.OC.20, photo. : Daniel Martin