La sexualité chez les animaux n’a t-elle qu’une fonction associée à la reproduction ?

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Entretien avec Mathieu Keller sur la grande diversité des comportements sexuels associés, ou non, à  la reproduction.  

Mathieu Keller est Directeur de Recherches au CNRS, au Laboratoire de Physiologie de la Reproduction et des Comportement (Inrae/CNRS/université de Tours) et Chef d’équipe en Neuroendocrinologie des Interactions et Comportements Socio-sexuels. Il a publié en 2018 Les animaux et le sexe, 60 clés pour comprendre, aux éditions QUAE.

Quelle place occupe la sexualité animale dans vos recherches au Laboratoire de Physiologie de la Reproduction et des Comportement ?

Nous travaillons sur la biologie de la reproduction animale, dans toutes ses dimensions en particulier chez les espèces domestiques et d’élevage, et quelques espèces sauvages. Nous cherchons à comprendre les comportements de reproduction et la physiologie sous-jacente, en termes à la fois de neurosciences et d’endocrinologie. La sexualité se trouve donc au cœurs de nos recherches.

Que représente la sexe dans le monde animal ?

Une majorité d’animaux se reproduisent par le biais de la sexualité. Mais celle-ci, comme l’a soulevé Darwin, représente un paradoxe. Pourquoi les animaux adoptent-ils des couleurs chatoyantes, des parades peu discrètes, des combats entre individus, alors que cela n’est pas forcément très efficace en termes d’évolution et qu’ils pourraient se reproduire par clonage, moins coûteux en énergie et plus rapide ? C’est en partie parce que la sexualité présente des avantages cruciaux en termes d’adaptation, de brassage et de diversité génétique. En mettant en présence des gamètes mâles et femelles, elle assure un brassage des chromosomes qui favorise une adaptation constante aux changements de l’environnement, qui peuvent parfois être rapides. Le sexe implique un certain nombre de mécanismes physiologiques et comportementaux. Chez les mammifères, la fécondation est interne, donc le mâle doit venir déposer avec son pénis des spermatozoïdes dans le tractus reproducteur femelle. Chez beaucoup d’organismes aquatiques, les mâles larguent leurs gamètes dans leur milieu. Ce qui est exceptionnel c’est la diversité incroyable des pratiques sexuelles.

La sexualité est-elle uniquement une pratique destinée à la reproduction ?

Elle reste le dispositif nécessaire à la reproduction. Cependant, elle pourrait jouer aussi d’autres rôles, ce que la recherche a mis longtemps à envisager. Les exemples sont nombreux, l’un des plus connus est celui des Bonobos chez lesquels les relations sexuelles peuvent jouer un rôle d’apaisement social, et même de résolution des conflits.

Darwin a publié un ouvrage entier sur le rôle de la sélection sexuelle. La sexualité implique le choix, majoritairement des femelles, qui produisent moins de gamètes que les mâles mais investissent plus dans la reproduction, assumant toute la gestation la lactation et aussi majoritairement l’élevage. Elles ont un intérêt majeur à s’accoupler avec les « meilleurs » mâles, qui pourront le mieux transmettre des gênes permettant aux individus de se développer de manière optimale. Ce simple choix oriente le positionnement de chaque espèce.

Le sexe représente donc un moteur absolument essentiel de l’évolution ?

Oui, il existe de nombreuses études à ce sujet. Chez les oiseaux chanteurs, par exemple, les femelles montrent des préférences pour certains chants que l’on peut rapporter à des capacités de l’organe vocal du mâle, par exemple la capacité de chanter les chants les plus complexes, ce qui constitue indirectement une évaluation des capacités physiques de ce dernier. Chez le coq de roche, les femelles choisissent les mâles avec les couleurs orange les plus vives, qui indiquent le taux de caroténoïdes issus de l’alimentation. L’histoire des domestications animales montrent d’ailleurs qu’en quelques générations on peut voir émerger des différences phénotypiques à partir d’une population identique au départ. A quelques kilomètres de distance, de mêmes espèces produisent des chants développés différemment. Il est donc possible qu’à un moment, les différences soient telles qu’il n’y ait plus de reconnaissances entre deux populations à la reproduction isolée, avec l’émergence de deux espèces différentes qui ne sont plus compatibles sur le plan comportemental. Les chiens sont un bon exemple de ces variations morphologiques, un chiwawa et un doberman ne se ressemblent pas mais sont pourtant issus de la même espèces.

Que sait-on aujourd’hui des pratiques sexuelles dans le monde animal ?

On sait d’abord qu’elles sont nombreuses et diversifiées. Mais la somme de ce que l’on ne sait pas dépasse celle de ce que l’on connaît ! Si l’on travaille sur la physiologie, comme cela est mon cas, le nombre d’espèces que l’on étudie reste limité. Pour étudier l’effet des hormones dans le cerveau, on observe des souris, des rats, des mouches, des vers, et quelques espèces d’élevages. Ce que nous savons concerne donc un nombre réduit d’espèces. Les chercheurs qui étudient dans le champ de l’écologie, eux, disposent d’un panel plus large, mais ils étudient dans les conditions naturelles et contrôlent moins les expérimentations.

Dans mon ouvrage, je raconte, entre autres, les avancées dans le domaine de la physiologie comportementale, comme la découverte de l’ocytocine, l’hormone de l’attachement, en partant de deux à trois grandes espèces modèles, et notamment des travaux de mon laboratoire sur la brebis et sur l’attachement de la mère à son jeune. A la mise bas, se produit une libération d’ocytocine dans le cerveau qui provoque cet attachement. Sur le plan de l’attachement sexuel, les études américaines chez les campagnols sont éclairantes. En comparant deux populations, l’une monogame et l’autre polygame, les chercheurs ont découvert une distribution différente des récepteurs à l’ocytocine dans le cerveau de ces animaux, ce qui pourrait expliquer leur organisation socio-sexuelle différenciée.

Dans votre livre vous livrez des pratiques étonnantes.

La pluralité des pratiques sexuelles chez les animaux va de pair avec leurs types d’organisation sociale. Si l’on prend l’exemple de la monogamie, forme d’organisation assez rare dans la nature, avec quelques espèces seulement chez les mammifères, on observe par exemple des monogamies temporaires, pour une saison de reproduction, et des monogamies plus permanentes. A l’opposé il existe des phénomènes de promiscuité en l’absence de liens spécifiques entre sexes, notamment chez les dauphins. On rencontre aussi des mâles ayant plusieurs partenaires femelles (polygynies), par exemple les cervidés; ou des femelles ayant plusieurs partenaires mâles (polyandries), plus rares. La variabilité et la diversité des pratiques contredisent tous les schémas réducteurs. Comme chez les humains, on peut parler d’orientations sexuelles, hétérosexualité, homosexualité, bisexualité. Et cette infinité de combinaisons nourrit la diversité.

Pour que ces pratiques soient possibles, comment les animaux « s’équipent-ils », on note une quantité incroyable d’organes dédiés très diversifiés ?

Il nous est plus facile d’appréhender cette diversité visuellement plutôt qu’en termes de sons ou d’odeurs, alors qu’un grand nombre de modalités sensorielles se trouvent également en jeu. Certains animaux voient par exemple des signaux dans l’ultra-violet que nous ne voyons pas, ou dans l’infra-rouge. Les poissons électriques, eux, communiquent par décharges, par impulsions électriques. L’olfaction est très importante pour échanger des informations sexuelles, avec l’émission des phéromones, notamment chez les insectes. A l’INRAE, nous travaillons sur des espèces dites « photopériodiques », c’est-à-dire qui ont une organisation sexuelle saisonnière. Donner naissance à ses petits au début de l’hiver serait problématique pour les biches, alors un mécanisme de sélection a permis à cette espèce d’organiser sa reproduction à la bonne saison. On rencontre des espèces de jours longs (avec une entrée dans la saison reproductive au printemps), comme le cheval ou les oiseaux chanteurs, et des espèces de jours courts (avec une entrée dans la saison reproductive en automne), comme le mouton. Ces choix dépendent de la longueur de gestation pour que la naissance tombe au bon moment, c’est-à-dire quand il sera plus facile de trouver de la nourriture et qu’il fera moins froid. Je pense également à d’autres exemples de pratiques originales, comme ces oiseaux mâles qui construisent des nids décorés et colorés, doux, pour attirer les femelles. Ces dernières font le tour des nids observent et choisissent. Cela met en jeu sinon une intentionnalité du moins une habilité et un goût assez complexes

Est-ce que les animaux peuvent tomber amoureux, éprouver du plaisir ?

C’est une question très complexe. En tant que biologiste, j’aurais envie de dire qu’il n’y a pas de raison pour qu’ils n’éprouvent pas de plaisir. En tant que comportementaliste, c’est assez difficile à mesurer. Dans mon unité, cette question est au cœur de notre travail sur le bien-être animal. Nous cherchons à mesurer les émotions positives. Mais nous en sommes aux débuts. Chez la femelle, il est plus difficile de savoir. On peut mettre en évidence qu’elles ont des préférences et l’on considère donc que ces préférences nous informent sur ce qui leur procure du bien-être. Cela s’étudie dans une approche de psychologie comportementale, on observe où les femelles préfèrent s’accoupler par exemple. Mais sur le plan sexuel, cela est très difficile, on connaît mal les organes sexuels féminins qui ont été très peu étudiés. Tout reste comprendre.

Quels sont aujourd’hui les principaux axes de recherches concernant la sexualité des animaux ?

Du côté de l’écologie on note beaucoup de remise en cause de certaines idées reçues, sur le fait que les mâles sont uniquement dominants par exemple. On découvre aujourd’hui une plus grande diversité de comportements que l’on ne l’imaginait. Du côté physiologique, la recherche a beaucoup progressé depuis une cinquantaine d’années. On a fait des bonds magistraux dans la connaissance du cerveau, notamment grâce à l’imagerie. On a aujourd’hui la capacité d’aller tester très spécifiquement l’action de certaines hormones, notamment sexuelles, dans diverses structures du cerveau, à des moments très précis, ce qui ouvre d’incroyables perspectives pour les chercheurs.


Ce Grand entretien est issu du magazine Vox #15 intitulé « Sexualité au naturel » édité par le Muséum de Toulouse. Vous pouvez le retrouver dans la boutique en ligne.