La guimbarde et le tambour dans la tradition chamanique Nord-asiatique
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Article rédigé par LAETITIA MERLI
Anthropologue, réalisatrice de documentaires et thérapeute, Docteur de l’EHESS – spécialiste de la mongolie, profil Viméo.
Tambour et initiation chamanique
Pour un chamane novice, le moment le plus émouvant de son initiation est certainement l’animation de son premier tambour qu’il reçoit des mains de son maître. Sans ce tambour, il n’est qu’un « chamane-à-pieds » comme on dit en Mongolie, c’est à dire qu’il n’a pas encore de monture pour se rendre au pays des esprits. Les percussions du tambour produites par le chamane vont lui ouvrir les portes de l’Autre monde dans lequel il va voyager pour négocier au mieux avec les entités sollicitées, la chance et la bonne fortune pour ceux qui lui en font la demande. Il va affronter divers obstacles rencontrés sur son chemin, gravir des montagnes, traverser des rivières… Il deviendra alors un « chamane-à-cheval », désormais équipé de son tambour. Le rythme des battements du tambour raconte l’histoire qui est en train de se dérouler dans le monde chamanique, il est le reflet sonore des péripéties du chamane et de sa confrontation avec les esprits.
Les percussions vont se faire de plus en plus violentes si la négociation est rude et si les esprits se mettent en colère. Le chamane chante, crie, virevolte dans son lourd costume à lanières et rubans, il narre la rencontre, tantôt de sa voix, tantôt laissant parler son esprit ancêtre par sa bouche. Le tambour représente la monture, cervidé ou cheval, de l’ « âme » du chamane, et en même temps, il est réceptacle des esprits qui viennent l’animer pendant le rituel.
Le tambour siège des esprits
Le rôle du tambour est central dans le chamanisme nord-asiatique, l’objet est respecté : on ne saurait le poser au sol, le bousculer, ni le prêter, il est « animé » donc vivant pour ceux qui s’en servent, il est monture, vaisseau, moyen de transport… Dans sa partie creuse, il reçoit les entités et objets invisibles, dont le chamane fait l’extraction, déblaye et nettoie son patient, il s’en sert comme d’un récipient qu’il ira vider au loin ou qu’il fait mine de jeter par la porte de la yourte ou le trou de cheminée.
Chez les Darxad du Nord de la Mongolie, la peau du tambour est généralement d’une biche de moins de trois ans qui n’a pas encore mis bas. Le montant est en mélèze, de préférence d’un arbre touché par la foudre. Sur la face extérieure du tambour sont dessinés des motifs, le plus souvent des étoiles, le soleil, la lune, une biche. Il doit figurer l’animalité et le sauvage, tout en devenant apprivoisé par le chamane puisqu’il va lui servir de monture. Les résonateurs ou bosses du tambour figurent les différentes parties du corps de l’animal et sont reliées par un fil rouge dessiné sur la peau qui symbolise l’aorte. La poignée qui traverse toute la partie interne du tambour représente la colonne vertébrale de l’animal et les chevrons, sa crinière et sa queue. La lanière de cuir ou cordelette de laine rouge enroulée à la base de la poignée représente la longe du cheval ou du renne. Quand le maître chamane juge son élève digne de recevoir cet outil/monture, il va le rendre animé, c’est à dire qu’il va insuffler à l’objet la capacité à accompagner le jeune chamane dans ses démarches et appelle les esprits à y résider. Aux esprits sollicités, le maître demande à ce que ce tambour devienne une monture docile et bienveillante et permette au chamane novice de bien voyager.
La transe : voyager entre deux mondes
En contact direct avec les entités spirituelles qui vont l’aider dans sa mission, le chamane va volontairement dans leur monde négocier au mieux les intérêts de ses patients. C’est cette habilité, contrôlée et maitrisée, de la transe volontaire et autonome qui fait du chamane l’intercesseur privilégié entre les mondes.
Son pouvoir vient de cette faculté à voyager à sa guise et à s’ouvrir à des perceptions que les autres n’ont pas. La peur qu’il suscite aussi : toujours à la marge, entre le visible et l’invisible, sa capacité à entrer dans des états de conscience modifiée qui lui ouvre les portes de la perception est vue comme transgressive, sauvage et libre, donc potentiellement dangereuse pour l’ordre établi.
Le son est la porte du monde invisible, les percussions sont les appels du chamane et les messages des esprits, les vibrations sont bénéfiques et curatives. Le chamane joue littéralement du tambour sur ses clients qui sont enveloppés, touchés, traversés par les vibrations de la peau d’animal tendue. Cette peau, plus ou moins travaillée selon les cultures, qu’il faudra chauffer au feu pour la retendre, renforce l’aspect vivant de l’objet. Le tambour sonne différemment, même parfois faux comme un vieux carton, selon l’humidité du lieu. Quand la peau est bien tendue et chauffée, la vibration a une réalité tangible qui se ressent très profondément dans le corps. Ces effets somatiques ne peuvent pas être rendus par des enregistrements ou compositions New Age, car il s’agit autant de sons que de vibrations, de percussions que d’ondulations énergétiques qui se perçoivent dans l’espace et dans les corps.
Entre visible et invisible
Costume, objets, tambours, chants, percussions, tout le décorum, artefacts et performances sont justement là pour matérialiser cette communication avec l’autre monde spirituel ; tout cela consiste à rendre visible l’invisible, à prendre conscience de cette autre dimension, la concevoir, lui rendre un culte et matérialiser dans la pratique et les objets des intentions particulières (prières, vœux, engagement, parcours initiatique, vécu personnel). Ces artefacts sont « intentionnels » et évolutifs, loin d’être fixés dans leur production, ils sont en perpétuelle construction et racontent l’histoire du chamane, sa biographie mais aussi le processus même de son initiation. Ils sont donc esthétiquement connotés et pourtant à chaque fois uniques puisqu’ils représentent la carte d’identité du chamane. Ce n’est pas un objet biographique, mais véritablement un objet hagiographique co-construit avec les entités spirituelles et les divers contacts et communications engagés avec l’autre monde.
L’objet n’est pas dissociable d’un parcours singulier, d’une narration qui met en scène le parcours initiatique du chamane, ses visions, ses rêves, ses ancêtres, ses souffrances… Donc en termes d’écriture, ces artefacts sont en soi des narrations. À la mort du chamane ou si le chamane décide de changer de tambour, la peau est percée et le tambour déposé sur un lieu de culte dans la montagne. Il est détruit en partie afin que les esprits ne puissent plus s’y fixer et il est rendu à la nature pour ne pas offenser la biche et l’arbre qui ont servi à sa fabrication.
Ce costume dit “de chamane” entre dans les collections du muséum de Toulouse en 2004. Il est composé d’une manteau, d’une coiffe et d’un tambour.
Le manteau
Le manteau présente une facture classique du Nord-ouest de la Mongolie (frontière sibérienne) avec l’utilisation de différentes peaux assemblées par couture. On retrouve une association d’animaux domestiques (chèvre, mouton, yak, renne) et d’animaux sauvages (renard des steppes, buse,…) chassés spécialement pour la confection du costume. Ainsi, le chamane cumule symboliquement les capacités de l’un et l’autre animal.
Les accessoires et amulettes fixés sur le costume, en particulier les objets métalliques, représentent les armes du chamane. Ils contribuent à faire du manteau une cuirasse ou une armure tant offensive que défensive à l’adresse des esprits. Au niveau du plexus, un petit arc en métal cousu sur le rabat. Accrochés à l’arc, on trouve une flèche torsadée à bout plat et pointu, une petite plaque en métal à neuf trous, un cylindre de métal (sorte de seau sans fond) et un berceau en métal. On peut voir là, à part l’arc et la flèche attributs typiquement masculins et/ou chamaniques, des accessoires typiquement féminins : la cuillère à libation à neufs trous pour faire des libations de lait, le seau à traire et le berceau de nourrisson symbolisant la maternité. Enfin, les rubans et tissus accrochés au manteau sont des offrandes à ces mêmes esprits. Sous les sonnailles, au niveau de la poitrine, est cousue une figurine dont le corps est confectionné en peau de poisson et habillé d’une tunique de soie bleue. Il pourrait s’agit très probablement d’un ongod, représentation de l’esprit d’une chamane disparue. On retrouve également sur ce costume des références à la conception du monde des peuples chamaniques sibériens divisé en trois strates : ciel, terre, monde souterrain. On peut observer que le chiffre 3 et ses multiples sont présents de façon récurrente dans l’agencement des amulettes ou des franges du manteau. Le chiffre 9 revient très fréquemment: on retrouve souvent neuf types de peaux sur les costumes, ainsi que neuf résonateurs sur les tambours…
Ce costume a d’abord été présenté comme étant une production Tsaatan. Cependant, compte tenu de tous ces éléments issus du Bouddhisme lamaïque (tibétain) présents sur le costume, il s’agit plus probablement d’une production de leurs voisins Darxades. Le Bouddhisme a commencé à pénétrer dans cette région vers la fin du XVIIe siècle, et bien que la population darxade, éleveurs nomades, soit connue pour sa résistance à l’Église Bouddhique et la persistance de ses pratiques chamaniques aux marges des religions officielles, elle en a assimilé quelques éléments.
La coiffe
La coiffe est composée de deux parties. Un bandeau de peau de cervidé avec des franges courtes sur toute la largeur du front qui tombent au niveau des yeux et une bande plus large au dessus du front. En son milieu se trouve un personnage en fourrure, bras et jambes écartés, appliqué par couture. Le bandeau s’attache à l’arrière de la tête par deux lacets en peau. Le bandeau est cousu sur un bonnet en tissu doublé en peau de mouton. Il s’agit peut-être d’un bonnet de moine réutilisé. Sur les côtés, de part et d’autre du bonnet, sont collées et cousues des ailes entières de buse. Au sommet du crâne, entre les deux ailes, fichée sur deux axes en tige de fer, on trouve une tête de mort en papier mâché décorée de deux longues plumes de buse qui pointent vers le ciel.
Habituellement, les coiffes chamaniques sont composées uniquement d’un bandeau de peau ou de tissu enserrant uniquement le tour du crâne et laissant le haut de la tête dégagé. Ici, la variante avec le bonnet recouvrant toute la tête peut être une variante bouddhisée. Dans la symbolique chamanique, le sommet du crâne doit être dégagé car c’est par là que l’âme sort pour voyager dans le monde des esprits. Il est aussi évident que techniquement, pour maintenir les ailes d’un certain poids, le bandeau seul n’aurait pas été assez rigide. La tête de mort en papier mâché est clairement inspirée des masques bouddhiques fabriqués dans les monastères et portés lors des grandes cérémonies tsam et sur lesquels figure une rangée de petites têtes de mort. Ces dernières sont très présentes dans l’iconographie du bouddhisme tibétain, représentant le caractère éphémère de l’être humain. Cette iconographie est compatible avec le chamanisme et facilement adaptable car elle peut symboliser les ancêtres morts, mais aussi renforcer l’aspect ambigu du chamane, oscillant entre deux mondes. Il est donc évident que cette tête de mort est un emprunt au bouddhisme, mais correspond aussi à des concepts chamaniques et donc assimilable à son système de représentations.
Le tambour
Le tambour est un accessoire assez rare et important. Il joue à la fois le rôle de monture, d’instrument de musique et de support d’esprits. Avant tout usage, on le chauffe au- dessus du feu pour que la peau retendue résonne mieux, ce qui lui confère cette couleur brune.
De forme circulaire, la peau de cervidé est tendue sur la bande de bois courbée en forme de tamis et cousue à ses extrémités pour former un cercle. La poignée en bois sculpté forme l’axe central vertical du tambour. Sur la partie supérieure de la poignée, six chevrons sont gravés (V sur une ligne, la pointe du V vers le bas). La partie inférieure de la poignée est sculptée, évidée, dans le sens de la longueur formant comme une fourche à trois dents. Le tambour se tient verticalement par le milieu de la poignée. À l’intérieur du tambour, sous la poignée, un arc (bois et lanière de cuir) amovible est posé sur la face interne du tambour. Les deux extrémités de la partie courbée en bois touchent l’armature en bois du tambour, rentrant parfaitement dans le diamètre du tambour. Ainsi, l’arc amovible est maintenu dans le tambour. A la tête de la poignée, est noué un ruban en soie élimé et jauni, laissant pendre les deux extrémités. Au pied de la poignée, sont nouées une lanière de cuir, totalement enroulée sur la poignée et une écharpe cérémonielle (xadag) qui pend vers l’extérieur. Sur la face interne de l’armature en bois, des deux côtés le pied de la poignée se trouvent deux paquets de trois sonnailles coniques (feuille de métal enroulé en forme de cône).
Les faces, interne et externe, ne comportent aucun motif, mais les dessins ont pu être effacer avec le temps. Ce tambour montre des traces d’utilisation anciennes et régulières : la face externe est noire à force d’avoir été chauffée sur le foyer et on peut voir deux coutures de réparation sur la peau. L’armature en bois comporte 8 résonateurs qui se trouvent à espaces réguliers sur les bords externes du tambour. Il s’agit de cales de bois à trois bosses, fixées entre le bois et la peau qui vient recouvrir les bords. Le battoir en peau de chèvre sauvage (généralement) est en forme de cuillère recourbée taillé dans du bois. La partie du manche est en bois et la partie qui tape est en fourrure. Sur la partie externe du battoir, la face qui ne tape pas, se trouve un axe en métal sur lequel est enfilé neufs petits anneaux de métal. Un ruban est également attaché à l’axe en métal. Une écharpe cérémonielle (xadag) est nouée sur la poignée en bois.
La poignée qui traverse toute la partie interne du tambour représente la colonne vertébrale du cheval et les chevrons représentent sa crinière et sa queue. La lanière de cuir enroulée à la base de la poignée représente la longe du cheval. L’arc sert au chamane à tirer dans l’autre monde (s’il doit se défendre ou chasser). Les résonateurs ou bosses du tambour représente des cols de montagnes que le chamane doit franchir sur son cheval-tambour pour aller dans le monde des esprits.
Les esprits sont censés habiter le tambour pendant le rituel, ils entrent par les sonnailles et se fixent sur les rubans et xadag.
Dialoguer avec les esprits : la divination
Le battoir, inséparable du tambour, est considéré à la fois comme la cravache du cervidé ou cheval (tashuur) et comme un interprète : les sons produits par les percussions du tambour étant censés êtres les paroles de l’esprit que le chamane traduit. Pour parler aux esprits, outre les invocations chantées, le chamane peut aussi chuchoter à son battoir (mailloche) qui va transmettre les messages aux esprits. Le battoir percute la peau tendue au centre du tambour, mais aussi en petits battements sur toute la surface et parfois caresse, lisse la peau dans de grands mouvements circulaires. Le battoir est également outil de divination : il est lancé trois fois de suite sur les genoux des patients qui viennent se prosterner devant le chamane à tour de rôle quand ce dernier les y invite. Si le battoir retombe en présentant vers le haut sa face en fourrure, la réponse est « négative ». S’il retombe face ouverte avec les anneaux vers le haut, la réponse est « positive », c’est à dire qu’elle indique le bon déroulement du rituel et une issue heureuse aux requêtes exprimées. Si le compte n’y est pas, le chamane continue à négocier avec les esprits et renouvelle les lancés jusqu’à ce que l’issue soit favorable. En effet il ne s’agit pas tant de connaitre l’avenir mais d’avoir une véritable action positive sur ce qui pourrait arriver.
Avant même de recevoir son tambour, l’apprenti chamane reçoit une guimbarde des mains de son maître. Même si le tambour reste l’attribut le plus important du chamane, la guimbarde moins connue sert également à appeler les esprits et souvent à pratiquer une toute première divination avant d’entreprendre un rituel plus complexe avec tambour. Cette guimbarde mongole, amiin xuur, « vièle à bouche » est en acier et se pose entre les lèvres, sur les dents pour en faire vibrer la lame médiane à l’aide d’un crochet actionné par l’index ou le pouce. Un cheval en bois sculpté dont le socle pivote comme un couvercle lui sert d’étui dans certaines régions du Nord de la Mongolie. Le chamane pose ce cheval sur son épaule quand il joue de la guimbarde et laisse pendre sur le côté les nombreux rubans et tissus qui y sont attachés. En tant qu’instrument chamanique, elle doit être animée par le maître initiateur qui va y introduire un esprit. La guimbarde comme le tambour, costume, bottes, coiffe et accessoires du chamane devient alors ongod, support d’esprit.
La manière d’en jouer va rendre compte des processus en cours : Le frappement direct avec le doigt en soufflant de manière continue, sans mélodie, va indiquer que le chamane se rend directement quelque part sans obstacle. Le frappement de langue d’avant en arrière permet d’obtenir des sons graves ou aigus et le chamane va ainsi pouvoir reproduire le son des divers animaux qu’il rencontre quand les esprits prennent des formes animales mais aussi pour indiquer que lui-même se métamorphose. Le frappement du doigt sur le crochet de la guimbarde à la manière du trot ou du galop d’un animal est appelé le frappement de l’esprit (ongony coxilt). Le chamane va l’utiliser pour indiquer quand l’esprit arrive et puis repart
Outils de communication et de divination, moyens de transport, supports d’esprit, intermédiaires entre les mondes, tambour et guimbarde sont les instruments incontournables des chamanes nord asiatiques.
Références bibliographiques
- BADAMXATAN S., Les chamanistes du Bouddha vivant, Études mongoles et sibériennes, cahier 17, Paris, 1986.
- MERLI L., De l’ombre à la lumière, de l’individu à la nation. Ethnographie du renouveau chamanique en Mongolie postcommuniste, Centre d’études mongoles et sibériennes/ EPHE (Nord-Asie 2), Paris, 2010.
En savoir plus
- Conférence Le « son » : porte du monde invisible, diffusée en direct le 8 avril 2021, Youtube
- Bibliographie Conférence L. Merli
Photo d’en-tête : Cheval sur les rives du lac Khövsgöl, photo. : Creative Commons Deed CCO