La biodiversité des sols agricoles : invisible et malmenée, mais si utile !

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Article rédigé par JEAN-PIERRE SARTHOU
Professeur à l’INP de Toulouse et à l’ENSAT, chercheur à l’INRAE  sur la protection agroécologique des cultures.

Plus du quart de la diversité taxonomique du vivant décrite à ce jour, vit juste sous nos pieds, tout au moins dans les divers sols de la planète. Bon nombre de ces organismes sont donc physiquement très proches de nous lorsqu’ils habitent les sols de nos forêts et de nos champs, néanmoins, ils nous semblent très éloignés de nos préoccupations quotidiennes. Pourtant, ils y participent ou tentent d’y participer sans relâche, et sans eux notre vie ne serait pas, tout simplement. Car les sols « ne fonctionneraient pas ».

Qui sont les organismes présents dans le sol ?

Tardigrade CC BY 2.0 Philippe Garcelon, via Flickr.

Les organismes du sol sont petits, pour l’immense majorité, voire infiniment petits. Et ceux-là sont très nombreux : on estime qu’un gramme de sol contient un milliard de bactéries, et de cent mille à un million d’espèces différentes.

Ces organismes « invisibles » ou, au mieux, peu regardés, sont justement classés par catégories de taille :

  • les « micro », de moins de 100µm, avec la microflore (bactéries, champignons, archées, algues) et la microfaune (nématodes, rotifères, protozoaires) ;
  • les « méso », entre 100µm et 2mm, avec la mésofaune (nématodes, rotifères, tardigrades, collemboles, acariens, protoures, diploures) ;
  • et les « macro » voire « méga », de plus de 2mm, avec les vers de terre, fourmis, cloportes, myriapodes ou mille-pattes, termites, et les mammifères (comme la taupe), amphibiens (comme les crapauds), reptiles (comme l’orvet) et les plantes supérieures.

Tous ces organismes mènent au sein des sols une vie bien cachée et néanmoins intense, assurant, en interaction avec les caractéristiques physiques et chimiques des sols qu’ils contribuent à modifier en partie et entretenir, des processus essentiels au fonctionnement de ces derniers et plus largement des écosystèmes.

Quelles sont leur fonctions ?

La fonction la plus visible est celle des « ingénieurs de la litière » (à savoir fourmis, collemboles, cloportes, certains myriapodes et vers de terre dits épigés car vivant à la surface du sol) ; ceux-là, tout en s’en nourrissant, fragmentent la matière organique, dite fraîche (mais morte !), que sont les résidus de culture, feuilles mortes, broyats de déchets verts etc.

Collembole Dicyrtomina signata
CC BY 2.0 Philippe Garcelon, via Flickr.
Myriapode – Strigamia bidens
CC BY NC 4.0 Don Marsille, via iNaturalist »
Accouplement de vers de terre Eisenia fetida, appelés en français « vers du fumier »
CC BY-SA 4.0 Fubar Obfusco

Ainsi, des bactéries (dont des actinomycètes qui sont des bactéries filamenteuses) et les champignons nécrotrophes, tous appelés les « chimistes du sol », décomposent cette matière organique (en s’en nourrissant également) et recyclent ainsi les éléments minéraux dont les plantes peuvent de ce fait s’alimenter de nouveau. D’autres bactéries du sol, dites minéralisatrices car s’attaquant à l’humus stricto sensu (biopolymères de tailles variables, produits finaux de la décomposition de la matière organique fraîche), complètent cette catégorie des chimistes du sol et prolifèrent également lorsque cet humus est abondant et que le sol est aéré et humide.

Actinomycètes – Image extraite de « The actinomycetes » (1961).
Domaine public. Internet Archive Book Images.

Ce faisant, cette microflore représente la ressource trophique des « micro-régulateurs du sol », à savoir les protozoaires et nématodes libres, bactériophages et mycophages, mais aussi des vers de terre anéciques qui sont donc des « macro-régulateurs du sol ».

Turricules de vers anéciques
CC BY-SA 4.0 Pierre.hamelin

Ces régulateurs microphages sont à leur tour régulés par des arthropodes à mandibules ou chélicères, à savoir carabes, staphylins (coléoptères aussi) et acariens. Tous ces régulateurs contribuent d’une part à limiter les populations de bactéries minéralisatrices de l’humus (afin de le protéger mais aussi de libérer les éléments minéraux qu’il contient, au profit des plantes en croissance) et d’autre part au contrôle non seulement de nombreux invertébrés nuisibles (nématodes phytoparasites, limaces, blaniules, scutigérelles, larves d’insectes phytophages) mais aussi de champignons phytopathogènes telluriques ou se conservant dans le sol, voire de graines de mauvaises herbes.

Nématode ( taille 65-70 microns / grossissement x 400)
CC BY 2.0 Philippe Garcelon, via Flickr.

Enfin, la catégorie des « ingénieurs du sol » comprend d’une part les organismes qui structurent les sols, comme les vers de terre anéciques et endogés, les enchytréides et collemboles, des fourmis, pour en faire un habitat muni de nombreuses galeries et autres interstices, et d’autre part ceux qui les ‘cimentent’ en augmentant la cohésion intra- et inter-agrégats par la synthèse et l’excrétion de glycoprotéines, véritables colles biologiques des sols, les rendant ainsi moins sensibles à l’érosion. On trouve dans ce dernier groupe les champignons mycorhiziens à arbuscules et de nouveau les bactéries.

Quels sont les effets des pratiques agricoles sur l’écosystème sol ?

Ainsi, les diverses fonctions assurées par la biodiversité du sol, en interaction avec les composantes abiotiques tant telluriques qu’aériennes, confèrent, au bénéfice indirect voire direct de nos sociétés, résistance et résilience aux écosystèmes naturels comme cultivés, pour peu que les pratiques agricoles permettent à cette biodiversité de s’épanouir. Le problème est justement que les systèmes de culture dominants aujourd’hui dans les campagnes des pays industrialisés comme la France, laissent peu de place aux organismes du sol du fait de leurs pratiques agressives (travail du sol, pulvérisation de produits phytosanitaires et fertilisation essentiellement).

Les effets majeurs de ces dernières sont à considérer en combinaison les unes avec les autres car elles constituent des systèmes de culture, mais il est bien démontré aujourd’hui que le labour par exemple, mais en fait tout travail du sol nuit aux méso- et surtout macro-organismes du sol, et que la non restitution de résidus de culture comme la paille (souvent vendue comme sous-produit de la culture des céréales), réduit la biomasse microbienne. Par effets en cascade, elle entraîne une moindre abondance des organismes de plus grandes tailles, comme le font aussi certains traitements phytosanitaires (notamment les insecticides systémiques de la famille des néonicotinoïdes, heureusement désormais interdits).

parcelle labourée, sols agricoles
Parcelle labourée
CC BY-SA 2.0 M J Richardson

Inversement, l’arrêt du travail du sol combiné à la restitution de nombreux résidus de culture (de vente mais aussi intermédiaires, soit les désormais bien connus couverts végétaux), de même qu’à la diversification des espèces cultivées (dans le temps et dans l’espace, soit l’allongement de la rotation des cultures, et l’association des espèces cultivées ensemble dans une parcelle), augmentent l’abondance et la diversité des organismes du sol, des plus petits (bactéries, champignons) aux plus grands (carabes, vers de terre), grâce à la diversification des ressources trophiques. C’est justement ce que permet généralement l’agriculture de conservation des sols (ACS), dont la définition est de combiner les trois principes venant d’être énoncés et que d’aucuns appellent de plus en plus agriculture de régénération des sols.

Si elle ne peut malheureusement, à ce jour en zone tempérée, être pratiquée en Bio (car les herbicides sont indispensables pour maîtriser les ‘mauvaises herbes’), il a néanmoins été prouvé d’une part que les systèmes ACS les plus performants utilisent moins d’herbicides (comme le glyphosate) que la moyenne des systèmes conventionnels avec travail du sol, et d’autre part que les densités de vers de terre et de nématodes et les abondances de bactéries et de champignons, sont plus réduits par le travail du sol que par l’utilisation de pesticides.

Qu’apporte l’agriculture de conservation des sols ?

Les systèmes ACS permettent donc une complexification des réseaux trophiques, complexification qui à son tour favorise l’occupation de nombreuses niches écologiques, y compris de celles correspondant à la prédation et au parasitisme d’organismes ravageurs ou pathogènes des cultures. Ces derniers, tels les nématodes parasites des racines des plantes cultivées, causent de ce fait en général moins de dégâts aux plantes cultivées en systèmes ACS qu’en systèmes avec travail du sol et peu de restitutions organiques au sol.

Cela se vérifie également avec plusieurs agents phytopathogènes des cultures, tels des Fusarium spp., des Pythium spp. mais aussi l’agent du piétin échaudage (Gaeumannomyces graminis), qui sont, d’après la littérature scientifique, souvent mieux contrôlés, spontanément, en sols gérés selon les principes de l’ACS. Ces sols acquièrent en effet en peu d’années, la propriété dite de « suppressivité », soit justement leur capacité à faire disparaître, sur les résidus de culture au sol, les formes de conservation de champignons phytopathogènes issues d’une précédente culture qui en était atteinte.

Cela est permis par les antagonismes entre ces derniers et des communautés de microorganismes bénéfiques (bactéries, champignons) qui se développent progressivement dans ces sols, à la faveur d’une gestion que l’on pourrait qualifier de ‘régénératrice des sols cultivés’.

Au-delà de la disparition des formes de conservation dans le sol des agents de maladies des cultures, c’est l’état de santé même des plantes cultivées qui peut bénéficier de la présence de microorganismes particuliers dans le sol. C’est le cas notamment des champignons mycorhiziens à arbuscules (CMA), capables d’établir, avec toutes les cultures appartenant aux familles botaniques autres que les Brassicacées (choux, colza, navet…) et Chénopodiacées (épinard, betterave), des connexions au niveau des tissus internes de leurs racines. Par ces connexions, appelées arbuscules et qui sont le fruit d’une communication complexe entre la plante et le ou les CMA, ces derniers approvisionnent la plante en eau et en éléments nutritifs puisés dans le sol, à des distances et profondeurs supérieures à celles que les racines peuvent atteindre par elles-mêmes. Au-delà d’un état nutritionnel, de la plante cultivée, amélioré par cette alimentation hydrominérale assistée par CMA et de meilleure qualité, la symbiose mycorhizienne déclenche chez la plante des réactions immunitaires, impliquant notamment l’acide jasmonique, qui lui permettent de mieux se défendre contre des agents microbiens phytopathogènes (champignons et bactéries essentiellement).

champignons sur sols agricoles
Les champignons autres que les CMA recolonisent le champ et aident ici à dégrader les résidus de la culture précédente, alors que le jeune blé est en train de lever.
Crédits : Jean-Pierre Sarthou

Toutefois, le non travail du sol et la restitution de quantités importantes de matières organiques, s’ils permettent une régénération du sol, permettent également aux populations de gastéropodes et particulièrement de limaces, de se reconstituer après avoir été lourdement impactées par les différentes opérations de travail du sol. Néanmoins, un mystère subsiste car si les agriculteurs en ACS confirment à l’unanimité le retour en force de ces ravageurs tant redoutés, de plus en plus nombreux sont ceux qui observent en parallèle une baisse des dégâts occasionnés sur leurs cultures.

sols agricoles
(à gauche) La meilleure infiltrabilité des sols en agriculture de conservation des sols.
Crédits : Denis Peyrissac

Une hypothèse séduisante, issue d’observations dans le cadre d’une thèse mais quelque peu ‘marginales’ par rapport au sujet central (et donc non publiées), serait qu’après quelques années d’application des principes de l’ACS et de non application par contre de molluscicides (4 à 5 ans environ), une espèce de limace (Lehmannia valentiana) tout à fait inhabituelle dans les champs puisque généralement observée que dans les haies et sous-bois, s’installerait dans les champs, apparemment au détriment de l’espèce la plus dommageable, la loche grise (Deroceras reticulatum). Etant donné qu’il existe des espèces de limaces prédatrices d’autres gastéropodes et d’annélides, pourquoi ne pas envisager que celle-ci, qui est essentiellement détritiphage, soit occasionnellement prédatrice d’œufs et jeunes larves de loche grise ?…

Au-delà des services écosystémiques rendus par les sols agricoles régénérés, pour lesquels il faut espérer qu’une ACS Bio soit un jour possible afin d’emporter l’adhésion d’encore plus de citoyens qu’aujourd’hui, ce sont les services rendus par tous les sols du monde, agricoles et non agricoles, qu’il convient de surveiller et de favoriser. En effet, les services d’infiltration et de stockage des pluies, d’épuration de l’eau, de captation et de séquestration du carbone, et bien entendu de production de matières premières agricoles, tous favorisés dans leur expression par des sols en bonne santé et donc pourvus d’une biodiversité élevée, vont devenir, à l’aune des changements globaux et particulièrement du changement climatique de plus en plus marqués et de la forte croissance démographique mondiale, de plus en plus importants si ce n’est vitaux pour nos sociétés.

Lehmannia valentiana : Lehmannia valentiana – Kawasaki, Kanagawa, Japan. 2006.
cc-publicdomain
Deroceras reticulatum : Deroceras reticulatum – Portage, Michigan, United States.
cc-by-nc-sa Cody Hough, via eol.org

Cet article est en lien avec l’épisode 9 de notre bande dessiné Instagram Museum Toon.

visuel de la bd instatoon

Photo d’en tête « Champ : Herse étrille, étrillage, desherbage mécanique, agriculture biologique »
CC BY-SA 4.0 Einboeck.official