Est-ce que le sexe définit (vraiment) le rôle des individus dans la nature ?

Modifié le :

Mâle, femelle… Est-ce que le sexe définit (vraiment) le rôle des individus dans la nature ? Comment les études réalisées sur les femelles sont soumises aux biais d’interprétation d’une époque ? Rencontre avec Clémentine Vignal 

Clémentine Vignal est professeure à Sorbonne Université et chercheuse à l’institut d’Ecologie et des Sciences de l’Environnement de Paris (iEEs), elle étudie le comportement animal et les communications acoustiques animales. Elle est membre de la Fédération des recherches et des enseignements sur le genre (Philomel) et a participé à plusieurs travaux de recherche interdisciplinaires sur la différence entre les sexes. Elle a publié entre autres La différence des sexes, questions scientifiques, pièges idéologiques, avec Eliane Viennot (Belin 2017) et elle a cosigné le Manifeste du Muséum d’histoire naturelle Aux Origines du genre en 2022.

Explorons la recherche sur le sexe et sur le genre féminin. Vous dîtes et démontrez que les rôles des sexes sont loin d’être universels dans la nature, comme la science l’a longtemps laissé entendre.

Définir comme sexe féminin ou masculin, c’est un point de vue d’observateur humain. Au sein d’une même espèce, il existe un groupe d’individus qui produisent ce que l’on appelle les œufs, les ovocytes, des gamètes. Nous les appelons femelles. Par opposition, les individus qui produisent un autre type de gamètes, plus petites, mobiles et présentes en grand nombre, sont appelés mâles. Évidemment, il existe un universel, une dichotomie, la femelle par rapport au mâle. Mais lorsque l’on s’intéresse aux rôles comportementaux de ces individus mâles et femelles, on se trouve en difficulté pour établir un universel des rôles. Entre les espèces qui sont d’une grande diversité d’abord, mais aussi au sein d’une même espèce. On constate différentes façons d’être mâle ou femelle. Des différences qui peuvent être interindividuelles mais aussi varier au cours du temps, en fonction du contexte écologique ou du moment de la vie de chaque individu. Catégoriser a un côté simplificateur. Cela permet de comprendre les grands schémas, ce qui parfois est nécessaire. Mais cela n’est pas une fin en soi. Or, on a eu longtemps tendance à essentialiser ce qu’étaient le sexe femelle et le sexe mâle et à leur attribuer des caractéristiques génériques.

Comment expliquer cette tendance ?

Je pense qu’elle vient du cadre théorique avec lequel nous avons travaillé. Dans la recherche, nous avons en effet besoin de ce cadre pour comprendre certains phénomènes. Une théorie en particulier a beaucoup influencé notre manière de regarder les sexes en biologie. C’est la théorie darwinienne de la sélection sexuelle. Elle a permis de comprendre des situations complexes. Je m’explique : selon un premier cadre théorique, celui de la sélection naturelle élaborée également par Charles Darwin, nous comprenons que les caractères des individus peuvent favoriser leur survie et que ceux qui survivent sont ceux qui peuvent se reproduire, avec des caractères qui se retrouvent dans les générations suivantes. D’où la survie des individus. Mais des biologistes constataient paradoxalement des caractères qui semblaient complètement défavorables à la survie : la roue du paon par exemple qui le rend trop visible et le handicape. La théorie de la sélection sexuelle est venue expliquer ces paradoxes. Pourquoi certains caractères paraissant extravagants peuvent-ils être sélectionnés ? Parce qu’il peuvent favoriser la reproduction (compétition, attractivité).

Dans le cadre de sa théorie, Darwin place les mâles dans la catégorie de ceux qui sont en compétition et qui portent les caractères, soit ornementaux, soit les armements, et il place les femelles dans la catégorie de qui choisit et se montre plus passive dans ses interactions. Ce cadre général a véritablement permis de comprendre beaucoup de choses sur le vivant, mais il a quelque peu figé et biaisé la façon dont on regarde les sexes. Toute une lignée de scientifiques et de théories s’est construite là-dessus. Dans ce contexte, on regardait les choses de manière très binaire. Dès que l’on sortait de rôles pré établis entres mâles et femelles, on parlait de situations ou de rôles « inversés », de « cas spécifiques ».

illustration d'oiseaux du vox 17

Les connaissances ne s’étaient-elles pas pourtant accumulées sur cette diversité des situations ?

Si, et cela a entrainé parfois des contorsions de la part des scientifiques pour faire rentrer leurs recherches dans le cadre théorique, en évitant de formuler un cadre complémentaire qui permettrait de comprendre cette diversité des façons d’être mâles et femelles. Une première étape dans cette révolution s’est déroulée dans les milieux de la primatologie des années 1960-1970, alimentée par les mouvements féministes. La primatologie, pour avancer dans les connaissances, a dû mener un grand nombre de missions de terrain. Cela signifiait partir des mois pour observer des populations de primates. Celles qui étaient prêtes à cela, quitte à se couper du monde et à s’éloigner des opportunités de carrières, étaient les femmes. Les Jane Goodall ou Diane Fossey ont alors apporté un regard neuf, elles ne venaient pas du sérail. Elles se sont détachées plus facilement des biais idéologiques. Cette évolution s’est un temps limitée à la primatologie, mais petit à petit, les choses ont changé aussi au-delà.

Le chant des oiseaux, que vous étudiez depuis des années, vous a fait approcher ces questions de rôles de manière très concrète.

Ce sont majoritairement des femmes qui ont commencé à s’intéresser et à travailler sur la thématique du chant des femelles, alors que l’on avait établi depuis soixante-dix ans que seuls les mâles chantaient. Le biais des études sur le chant des oiseaux était lié au fait que le regard des scientifiques s’était majoritairement nourri de l’étude d’espèces d’oiseaux des régions occidentales tempérées, d’Europe et d’Amérique du Nord. Effectivement, dans ces régions, les mâles chantent plus. Les études ne prenaient pas en compte le fait que chez de nombreux oiseaux d’autres régions du monde, les femelles chantent au contraire beaucoup, tout autant que les mâles, notamment dans la zone intertropicale où se trouve d’ailleurs la majeure partie de la biodiversité. On passait à côté d’une grande partie de la réalité !

J’ajouterais que même lorsque l’on étudie les merles en milieu tempéré, les femelles ne chantent certes pas puisque ce sont les mâles qui le font, mais on a sous-estimé les comportements des femelles moins démonstratifs mais tout aussi complexes. On valorise et on s’intéresse toujours plus à ce que représentent les mâles. On voit bien le parallèle avec l’humain et le biais idéologique qui s’inscrit dans l’histoire des genres humains. Je vois également une autre raison, plus indirecte, à chercher dans l’histoire de la science, avec la domination des pays occidentaux qui a conduit à oublier d’autres réalités qui concernent la majorité de la biodiversité et à ne pas valoriser les connaissances des populations locales qui, pour certaines, connaissent très bien et depuis longtemps le chant des femelles.

La présence des femmes dans la science a donc, selon vous, joué un rôle. Tous les biais que vous avez cités sont-ils pour autant levés ?

Non, cette vision de la faiblesse, de la fragilité, de la nécessité de protéger les femelles, avec tout le vocabulaire et les notions qui vont a perduré dans les sciences. On décrit encore différemment les mâles et les femelles dans des situations comparables. Ma génération n’a pas été formée à examiner les biais. Il y a encore une génération de scientifiques peu ouverts aux changements de paradigmes et ils enseignent encore à l’université.

Cela n’a-t-il pas aussi entraîné un déficit des connaissance ?

Je prends encore l’exemple de l’étude oiseaux chanteurs. Au XXe siècle, son modèle a été partagé par beaucoup de disciplines de la biologie, pas forcément des comportementalistes mais aussi par les neurosciences, l’étude du système hormonal, du développement. Les oiseaux apprennent le chant par imitation de modèles avec beaucoup de similitudes avec l’apprentissage du langage par les humains et l’utilisation de ce modèle partait donc du postulat que seuls les mâles chantent. Tout le travail a alors été fait sur des mâles, avec des comparaisons ponctuelles avec les femelles, pour justement montrer qu’elles ne chantent pas, en raison de probables différences physiologiques. Mais l’on n’utilisait que des espèces très caricaturales qui collaient au cadre ! On construisait des connaissances sur un système à l’extrême de la distribution. C’était réel mais pas représentatif de l’ensemble de la biodiversité.

Comment voyez-vous le chantier qui s’annonce pour mener de nouvelles recherches en changeant de paradigme ?

En biologie évolutive et biologie du comportement, les questions subsistent : Est-ce qu’en dehors du cadre théorique de la sélection sexuelle qui est le nôtre, il n’y auraient pas d’autres forces, sous-estimées ? Quelle place pour les forces sociales dans la sélection ? Il y a aujourd’hui une réelle dynamique, les cartes sont rebattues. Les chercheurs s’intéressent aux femelles, à leur activité, leurs rôles sociaux, on se met à observer des choses que l’on n’avait pas observées avant, on écoute, par exemple, les femelles oiseau chanter.

Même constat dans la connaissance des fonctionnement anatomiques, avec la prise de conscience des impacts des recherches sur les applications biomédicales. Les recherches doivent aujourd’hui, selon les directives publiques, être plus équilibrées et prendre en compte les modèles femelles dans les études sur modèles animaux. Même nécessités dans les recherches d’applications sur les êtres humains, le constat des besoins médicaux dans ce domaine ayant contribué à ces changements. Il y avait des situations où l’on était pas en capacité de bien soigner parce que l’on connaissait mal les femelles !

Vous appelez à plus de transdisciplinarité dans les recherches, pourquoi ?

Souvent les recherches deviennent transdisciplinaires à posteriori. Je le regrette. Dans ma discipline, nous avons été formés avec deux « garde-fous » qui nous ont, je crois, fait faire des erreurs. Le premier c’est de ne surtout pas faire d’anthropomorphisme. Cette injonction nous amène à nous empêcher d’examiner nos biais. Faire de l’anthropomorphisme est inévitable avec notre regard humain. La deuxième injonction est de ne pas tirer de conclusions d’anecdotes, de toujours s’appuyer sur des lois de grand nombre, des lois statistiques qui permettent de tirer des cas généraux. Mais là aussi, à ne jamais regarder les anecdotes, on peut passer à côté de cas rares qui aideraient à notre compréhension aussi.

Nous restons des scientifiques situés dans une histoire, une période, et il faut pouvoir en être conscients pour travailler correctement. On a négligé une partie du vivant, on ne l’a pas étudié correctement. Il faut s’y atteler, même si l’on a encore du mal à penser des constructions culturelles animales qui pourraient avoir à voir avec le genre.

Ce Grand entretien est issu du magazine Vox #17 intitulé « Féminalité » édité par le Muséum de Toulouse. Vous pouvez retrouver dans la boutique en ligne.