Saisons Étudiantes 2025

Du 8 au 16 mars, l’accès au Muséum est gratuit pour les étudiants (collections permanentes et exposition temporaire).

Des sciences naturelles avant la lettre : le surprenant bestiaire des Cocharelli

Modifié le :

Article rédigé par
COLETTE BITSCH, entomologiste, Chargée de Recherche honoraire au CNRS

Depuis quand observe-t-on en détail les insectes au point de réussir des représentations fidèles et donc facilement identifiables ? Il faut attendre les XVIe et surtout XVIIe siècles pour que naisse une Entomologie illustrée. Pourtant, une exception existe à cette assertion bien établie : un manuscrit médiéval orné de nombreux insectes dont le naturalisme stupéfiant anticipe de trois cents ans au moins l’avènement des Sciences Naturelles. Ce document si peu ordinaire est présenté ici.

Contexte historique

Au XIVe siècle, une riche famille de banquiers vivait à Gênes : les Cocharelli. Pour assurer l’éducation de leurs enfants, le père et le grand-père avaient écrit un manuel scolaire à usage privé. Le texte latin, transcrit sur parchemin et luxueusement enluminé, est tombé dans l’oubli pendant cinq siècles. Vers la fin du XIXe siècle, puis au siècle suivant, quelques uns des feuillets du manuscrit sont apparus sur les marchés de l’Art. Or certaines miniatures composent un véritable atlas de représentations entomologiques peintes dans un naturalisme totalement inédit pour l’époque. En effet, au XIVe siècle, les quelques papillons qui animaient les décors fleuris de manuscrits n’étaient que des schémas aussi improbables que fantaisistes et les abeilles, pourtant bien connues en raison de leurs productions de cire et de miel, étaient souvent évoquées comme de petits oiseaux. Les études de spécialistes en manuscrits anciens ont permis de dater ce manuscrit Cocharelli entre 1330 et 1340, mais l’identité de l’artiste enlumineur est restée une énigme. Ce trésor familial comprenait un traité de morale écrit en prose sous forme d’un dialogue entre un père et son fils Petit-Jean, puis un récit versifié par le grand-père Pelegrino, rapportant des évènements historiques survenus dans la Sicile du XIIIe siècle.

Les loisirs savants d’une famille riche et cultivée

Plusieurs grandes enluminures insérées dans le traité de morale présentent la famille Cocharelli. L’une d’elles offre, sur un fond de tapis orientaux, les portraits du grand-père, puis de Petit-Jean représenté avec un oiseau perché sur son poing gauche ganté tel celui d’un fauconnier et enfin le portrait du père guidant affectueusement son fils. Les trois personnages sont richement vêtus selon le haut rang que tenait cette famille au sein de la société génoise médiévale.

Une seconde enluminure, également en pleine page, montre cette famille aisée dans la pleine campagne et s’adonnant à la chasse aux faucons en compagnie des enfants. Canards, cigognes, perdrix, huppes, faisans, chardonnerets, pies et autres oiseaux charognards sont ici parfaitement identifiables en dépit de leur miniaturisation. Il se pourrait que l’enlumineur, ou bien la famille Cocharelli, ait disposé d’une très rare copie enluminée du traité de fauconnerie « De l’art de chasser au moyen des oiseaux » écrit au XIII e siècle par Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) dans lequel l’empereur avait inséré une véritable faune ornithologique.

Les enluminures parvenues jusqu’à nous à ce jour laissent penser que le cercle familial Cocharelli initiait la jeunesse à l’observation de la nature sur le terrain et que la conquête du milieu aérien par les animaux ailés, oiseaux et insectes, aurait été des sujets d’études privilégié. Voilà un comportement surprenant d’anachronisme puisque, dans le même temps, tous les bestiaires médiévaux diffusaient des fables animalières édifiantes ou des contes à dormir debout venus de traditions ancienne.

Un remarquable répertoire d’insectes

Notre surprise devient stupéfaction devant le décor animalier dispersé dans les marges cernant le texte du poème historique. Ces marges sont littéralement envahies d’une faune diversifiée, principalement entomologique. Cette galerie zoologique sans rapport avec le texte a été longtemps considérée comme strictement ornementale. Cependant, une analyse approfondie récente révèle que les animaux n’étaient pas du tout un décor anodin mais composaient des leçons de Sciences Naturelles mises en images et propres à susciter l’éveil du sens de l’observation de la nature et l’éveil de la curiosité à l’égard du concret. En outre, des répartitions d’animaux selon leurs mœurs, des figurations à l’évidence pédagogiques, les repérages de stades immatures et de stades adultes, mettent en relief une parfaite connaissance du Traité de Zoologie d‘Aristote.

Observons par exemple les animaux identifiables sur deux pages empruntées au récit historique. Les échantillons sont comme posés sur des plantes volubiles. En haut d’une première page dont les marges sont tapissées d’un lierre ornemental schématisé, deux profils de Coléoptères Scarabéides (Oryctes nasicornis) se font face. A coté est placé un Hémiptère aquatique muni de pattes postérieures natatoires : une notonecte. Dans la marge droite, en haut et en bas, sont représentés deux Hémiptères Pentatomides, des punaises aux formes géométriques typiques. L’artiste a représenté l’insecte du haut avec des ailes antérieures coriacées mises au repos sur le dos alors que celui du bas est pédagogiquement présenté avec les ailes antérieures écartées pour laisser découvrir la seconde paire d’ailes membraneuses. Ce type de démonstration didactique est repris sur l’Oryctes de la marge basale : la seconde paire d’ailes dégagées montre bien son réseau de nervures. Le coléoptère est encadré de deux papillons d’une même espèce mais l’un, dessiné en vue dorsale, a les ailes étalées alors que l’autre, vu de profil, a les ailes au repos. A leur coloration typique il est aisé de reconnaître des Arctiidae mâles : Utethesia pulchella, une espèce méridionale migratrice. On remarque aussi dans le haut de l’entrecolonne, une forme immature de punaise avec des fourreaux alaires courts laissant voir la face dorsale aplatie de l’insecte.

Le second folio présente deux espèces typiquement méditerranéennes, étalées sur les feuillages d’une courge en fleurs et en fruits. Dans la marge droite apparaît le stupéfiant réalisme objectif d’une véritable étude comparée des faces dorsale et ventrale de la cigale de l’Orne ou cigale grise, Cicada orni (un Homoptère de grande taille). La perfection des observations faites sur les nervures alaires, le rostre piqueur, les plaques ventrales recouvrant les organes du chant et l’armure génitale mâle, est totalement inédite dans cette première moitié du XIVe siècle. Dans la marge du bas et comme posés au sol se font face deux Truxalis, soit deux curieux criquets dits « à long nez ». Ces Acridiens sont mal visibles dans la nature car leurs formes et couleurs les confondent avec les herbes où ils vivent communément. Mais ils n’ont pas échappé aux regards curieux et exercés des Cocharelli.

Enfin, le traité de morale accueille lui-même des insectes ailés, associés par quatre dans de nombreux bas de page. Chaque animal est enchâssé dans un médaillon schématiquement végétalisé. Ce sont de véritables portraits incrustés dans les marges dorées et filigranées de rouge vermillon éclatant. Voici de gauche à droite : un petit Sphingide, Macroglossum stellatarum, très commun et dont le comportement évoque celui de l’oiseau mouche en vol stationnaire ; ensuite ce sont une Noctuelle et un petit Rhopalocère aux ailes tachetées de la famille des Hespérides, Pyrgus malvae; tout à droite, l’insecte présentant des ailes membraneuses et une « taille de guêpe » très allongée est un Sphécide qui pourrait être une guêpe solitaire et maçonne, tel un Sceliphron.

En somme, cet étonnant atlas de figurations entomologiques aurait joué le rôle d’un cabinet de curiosités avant la lettre chez les Cocharelli : les représentations d’espèces, très diverses mais toutes méditerranéennes et toutes banales dans la campagne lombarde, auraient visé à éduquer des regards émerveillés à l’observation concrète de la nature. Ceci au moins trois siècles avant l’avènement des Sciences Naturelles. Cette galerie de portraits entomologiques a été peinte environ 165 ans avant le cerf-volant mâle, Lucanus cervus, une œuvre de Dürer datée de 1505, dont tout le monde célèbre la précocité de la vraisemblance totale. Voilà des anticipations troublantes ! Un naturaliste inconnu, l’enlumineur lui-même ou un membre de la famille Cocharelli, aurait-il été un pionnier de l’entomologie bien avant la Renaissance, un précurseur vite tombé dans l’oubli car trop précoce, trop novateur pour les mentalités de l’époque ? Ou bien, à l’inverse, ce manuscrit porte-t-il le témoignage de références venues d’ailleurs, d’un autre temps et perdues à jamais ?


Bibliographie :

  • Bruxelles : Peter Lang, 2013. Le Maître du codex Cocharelli : enlumineur et pionnier dans l’observation des insectes, in Laurence Talairach-Vielmas & Marie Bouchet (eds), History and Representations of Entomology in Literature and the Arts.
  • Colette Bitsch, 2020. Une histoire du regard sur la nature : le codex Cocharelli. Medioevi. Rivista di letterature e cultura medievali, 6: 271-315. Edizioni Fiorini. Verona.

* Cet article avait été publié une première fois en 2013 sur l’ancien site web du Muséum.


Image d’en-tête : portraits en médaillon de divers insectes extraits du manuscrit Cocharelli : en haut, de gauche à droite, criquet en plein vol montrant ses ailes postérieures rouges puis un cousin (Tipula) vu de profil. Dessous, de gauche à droite, on reconnaît aisément un criquet vu de profil puis trois insectes en plein vol et en vue dorsale : cousin, criquet à ailes postérieures bleues et un criquet à ailes postérieures transparentes. Egerton 3127, extrait de la marge basse de f. 2v. British library de Londres. Domaine public. Egerton 3781, marge basse de f. 1v. British library de Londres. Domaine public.