Quand l’ADN s’invite dans la cour des très grands

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Article rédigé par
SERGE ERLINGER, Médecin, professeur honoraire des Universités, ancien directeur de laboratoire INSERM
DOMINIQUE MORELLO, Chercheuse en biologie moléculaire, Directrice de Recherche au CNRS, retraitée. Membre de l’association Femmes & Sciences

Depuis la première lecture du génome humain au début des années 2 000, les progrès continus du séquençage de l’ADN permettent d’utiliser cette technique pour retracer notre histoire, étudier la biodiversité, suivre des épidémies, ou partir à la recherche de criminels. La génétique est devenue un outil incontournable. Quelques micro-traces d’ADN prélevées sur un défunt sont suffisantes pour nous renseigner sur les maladies dont il souffrait et les causes probables de sa mort. Cette nouvelle s’inscrit dans une série de onze articles « De Beethoven à la Star’Ac : une enquête génétique et médicale » décrivant une dizaine de personnages illustres, morts ou encore vivants, chanteur, actrice, musicien, sportif, réalisatrice…, tous atteints d’une maladie héréditaire. Leurs maux sont décortiqués à l’aune de l’analyse de leur génome et des avancées médicales récentes.

Quel est le point commun entre le Général de Gaulle, le joueur de basket Jonathan Jeanne, le président des États-Unis Abraham Lincoln ou le musicien Sergueï Rachmaninoff ?

Vous donnez votre langue au chat ?

Ils sont tous très grands. Avec eux, partons à la découverte du syndrome de Marfan, une maladie génétique qui touche une protéine structurant notre tissu conjonctif (tissu de soutien de nos organes). Elle contrôle tout ou presque : le cœur, les artères, les poumons, les yeux et… la croissance osseuse.

Charles de Gaulle (1890-1970) dépasse largement les foules qui l’entourent et mesure un mètre quatre-vingt-seize, le basketteur Jonathan Jeanne (né en 1997) deux mètres dix-huit, Abraham Lincoln (1809-1865), le seizième président des États-Unis, un mètre quatre-vingt-treize, Sergueï Rachmaninoff (1873-1943) un mètre quatre-vingt-treize. Akhénaton (~1372-1337 avant notre ère) ne mesure, ou du moins sa momie, qu’un mètre soixante-dix-neuf. Mais sa taille exacte n’est pas vraiment connue. En une centaine de générations, nous avons beaucoup grandi !

Mais est-ce leur seul caractère commun ?

I- Jonathan Jeanne : le basket dans le sang

Jonathan Jeanne
Jonathan Jeanne par Timan — Travail personnel, CC BY-SA 4.0 Timan, via Wikimedia.

Prenons le cas du joueur de basket Jonathan Jeanne1. Ce jeune Guadeloupéen de 26 ans commence sa carrière de basketteur à l’âge de 13 ans. Très doué, il gravit rapidement les échelons du basket professionnel au point de se faire remarquer par les recruteurs de la fameuse NBA américaine (la National Basket Association) et de grimper rapidement dans la hiérarchie de la draft, cette cérémonie annuelle où sont sélectionnés les espoirs du basket. Jonathan passe onze entretiens d’embauche, dont l’un avec Magic Johnson en personne, légende du basket américain. Ce qui plaît aux sélectionneurs, c’est son physique hors normes, avec sa taille et son envergure, bras écartés, de 2 mètres trente, soit la douzième envergure jamais enregistrée par les recruteurs américains ! Mais c’est aussi ce qui inquiète les médecins. On prend ses mesures de long en large avec une précision de haute couture. Son bas du dos est plus large que la normale. Les tests approfondis passés à la Cleveland Clinic, dans l’Ohio, se prolongent pendant trois jours.

Un rêve brisé

A l’issue de ce bilan, les médecins reviennent avec un épais dossier et un diagnostic : syndrome de Marfan. Et sa conséquence : interdiction de jouer en NBA. Et de s’envoler aussitôt le rêve de jouer un jour à Chicago, Toronto, ou peut-être même à San Antonio comme autrefois Tony Parker, et la gloire et les salaires mirobolants qui vont avec.

Mais pourquoi donc cette décision mûrement réfléchie prise par les médecins américains ? La maladie dont ils ont fait le diagnostic porte le nom du médecin français Bernard Jean Antonin Marfan (1858-1942), né à Castelnaudary (Aude). Il a rapporté le premier cas de cette affection le 18 février 1896 chez une fillette de cinq ans et demi, dans une communication à la Société Médicale des Hôpitaux de Paris. Il lui donne alors le nom de dolichosténomélie, en raison de la longueur (dolicho) et de l’étroitesse (sténo) excessive des membres. Le premier à évoquer le « syndrome de Marfan » dans la littérature médicale est un hollandais d’Utrecht, H. Jacobus Marie Weve en 1931. De quoi s’agit-il ?

Antoine Marfan
Portrait du Docteur Bernard Jean Antonin Marfan (1858-1942) par Henry Bataille (1872-1922), Public domain, via Wikimedia Commons

Une maladie génétique due à une mutation de la fibrilline

On sait aujourd’hui, grâce à l’analyse de l’ADN, que le syndrome de Marfan est une maladie due à une mutation du gène fibrilline-1 (FBN1) situé sur le chromosome 15. Il s’agit d’une mutation dominante : il suffit qu’un des deux allèles du gène soit muté pour que la personne soit malade. Ce gène code une protéine, la fibrilline-1, très importante pour la structure et la fonction de notre tissu conjonctif, le tissu qui entoure et soutient la plupart de nos organes. C’est la raison pour laquelle les manifestations de ce syndrome dans notre corps sont nombreuses. Ainsi les articulations, riches en tissu conjonctif, sont anormalement élastiques, « hyperlaxes ». La manifestation la plus grave, celle qui inquiète évidemment le plus les médecins, est une fragilité des artères, notamment de la principale d’entre elles, l’artère aorte, qui conduit le sang du cœur vers nos organes. Du fait de l’anomalie de la fibrilline, sa paroi devient plus élastique et, lors d’un effort qui provoque une augmentation du rythme du cœur et de la pression artérielle, cette paroi se dilate plus qu’elle ne devrait, et, dans les cas les plus sévères, elle peut se rompre, provoquant alors une grave hémorragie interne pouvant être mortelle. Cette dilatation de l’aorte (et d’autres artères) porte le nom d’anévrisme.

Avant l’introduction des traitements modernes, l’espérance de vie de ces patients était de 40 à 50 ans. Aujourd’hui, grâce notamment à un traitement par des médicaments comme les ß-bloquants, qui ralentissent le cœur et diminuent la pression dans les artères et, dans certains cas, grâce à une intervention chirurgicale, leur espérance de vie est quasi normale. A condition d’éviter les efforts violents, notamment dans le sport de haut niveau, d’où la décision des médecins américains !

Beaucoup d’autres manifestations sont possibles, notamment sur les yeux, le cœur ou les poumons. Insistons sur la taille. Chez les personnes atteintes, le corps, les membres, les mains et les pieds sont très grands car la croissance osseuse est mal régulée du fait de la mutation du gène FBN1 (voir encadré le gène FBN1). Leur grande taille ainsi que l’élasticité et la souplesse de leurs articulations procurent parfois un avantage, notamment dans certains sports ou chez les musiciens, on y reviendra.

Anévrisme de l’artère aorte
Anévrisme de l’artère aorte (scanner – image ADETEC, Association chirurgicale pour le développement et l’amélioration des techniques de dépistage et de traitement des maladies cardio-vasculaires)

Une bien fâcheuse erreur ?

Qu’est devenu notre jeune basketteur ? Un an après le diagnostic des médecins américains, il consulte un spécialiste à l’université de Stanford en Californie. Celui-ci lui délivre un certificat d’aptitude à la pratique du sport, moyennant certaines précautions. Jonathan hésite, songe un moment à une reconversion comme entraîneur. Il consulte sa famille et décide finalement de jouer en Espagne où il est accueilli par le club de Palma de Majorque.  Il déclare se sentir bien, s’entraîne normalement, prend ces fameux ß-bloquants qui réduisent considérablement le risque d’accident grave. Avec un de ses amis basketteurs atteint lui aussi d’un syndrome de Marfan et qui joue aujourd’hui en Chine, Isaiah Austin, ils rêvent même de convaincre la NBA de lever son interdiction et de jouer aux Etats-Unis !

Et c’est peut-être possible ! En effet un coup de théâtre se produit en 2021. Le basketteur, persuadé qu’il est en bonne santé, réussit avec son coach à convaincre les autorités du basket français de réaliser une nouvelle expertise médicale. Après plusieurs mois d’examens et d’analyse de tous les éléments du dossier, la conclusion des experts est qu’il n’existe aucun signe contre-indiquant la pratique du basket à haut niveau1. Les médecins américains auraient-ils fait une erreur ? Un test ADN a-t-il été réalisé ? Et même s’il l’a été, son interprétation est délicate lorsqu’il s’agit du premier cas dans une famille, et pas toujours concluant.

Toujours est-il que notre grand basketteur est de retour en France et fait des merveilles. Il n’a que 27 ans et tous les espoirs lui sont désormais permis. Il écrit qu’il n’en veut nullement à la NBA et à ses médecins pour cette possible erreur.

II – D’autres grands de ce monde

Et le général de Gaulle ? Lors de son entrée à Saint-Cyr en 1909, il mesure un mètre quatre-vingt-seize et, dans cette école, on le surnomme souvent « la grande asperge ». Il a des bras démesurément longs, ce que les médecins appellent, on l’a vu, « dolichosténomélie ». Il meurt le 9 novembre 1970 d’une rupture d’un anévrisme de l’aorte, anévrisme connu antérieurement. Son frère cadet, Pierre de Gaulle, décède le 26 décembre 1959, à 62 ans, lui aussi d’une rupture d’un anévrisme de l’aorte. Le général est opéré d’une cataracte bilatérale en 1953 et 1955, donc à l’âge de 63 et 65 ans, relativement jeune pour cette affection : cette cataracte est qualifiée parfois de « présénile ». Elle est une des caractéristiques du syndrome de Marfan. En bref, sa grande taille, sa cataracte précoce, son anévrisme de l’aorte et le caractère probablement familial sont des arguments forts en faveur d’un syndrome de Marfan. Mais, dans son cas, on n’en a pas la preuve génétique.

Il est hautement probable que le seizième président des États-Unis, Abraham Lincoln, ait été, lui aussi, atteint par ce syndrome. Outre son mètre quatre-vingt-treize, il en avait toutes les caractéristiques morphologiques. De plus, un syndrome de Marfan a été découvert chez un ascendant mâle de sa famille2. Dans le cas de Lincoln c’est donc la généalogie qui conforte le diagnostic de syndrome de Marfan2, sans toutefois en apporter la preuve formelle.

Des musiciens aux longs doigts

Sergei Rachmaninoff
A c. 1936 photograph of the Russian composer Sergei Rachmaninoff (1873-1943) at his piano at his home in Beverly Hills, California.

Penchons-nous sur le cas de Sergueï Rachmaninoff. Lui aussi est très grand. Et surtout deux caractéristiques attirent l’attention des médecins. La première est l’extrême longueur et l’extensibilité de ses doigts. Il peut ainsi jouer les accords les plus complexes, ses doigts étant capables de couvrir un intervalle de douze notes, avec un empan d’environ 26 à 27 centimètres la moyenne étant de 20 centimètres. Essayez de jouer son deuxième et surtout son troisième concerto pour piano et vous verrez ! La seconde caractéristique porte sur les troubles de la vue dont il a souffert toute sa vie. Il est myope et il se plaint, dès 1907, à l’âge de 34 ans, d’une intense « fatigue oculaire ». Il écrit qu’après des semaines de travail sur des épreuves de partitions « mes yeux sont presque ruinés. Quand j’écris ou lis de façon ardue, mes yeux se brouillent et j’ai un fort mal de tête ». On lui prescrit des verres, mais rapidement un ophtalmologiste les lui contre-indique et lui conseille d’effectuer des massages oculaires et d’éviter de lire ou d’écrire à la lumière artificielle. Cette myopie et ses conséquences sont une des manifestations oculaires fréquentes du syndrome de Marfan. Nous voici donc dans son cas avec trois arguments en faveur de ce syndrome : la grande taille, l’extrême longueur de ses mains et de ses doigts, ainsi que leur remarquable laxité, et les troubles de la vue3. Mais pas de preuve décisive.

Restons dans la musique pour évoquer le cas de Niccolo Paganini (1782-1840), virtuose incomparable qui joue à guichets fermés dans les plus grandes salles de concert. Outre cette virtuosité dans l’exécution, il compose plusieurs concertos pour violon et orchestre d’une rare difficulté d’interprétation. Or Paganini, que ses représentations montrent très longiligne, a des doigts extrêmement longs, déformation à laquelle on donne le nom d’arachnodactylie (doigts en forme de pattes d’araignée) et une hyperlaxité du poignet, de la main et des doigts qui lui permettent toutes les audaces et prouesses techniques du violon4.

Arachnodactylie bilatérale, BQmUB2010144.
Domaine public via Wikimedia

Les longues mains du pharaon

On pourrait ajouter à la liste Talleyrand ou encore Marie Stuart. Mais arrêtons-nous quelques instants sur le cas du pharaon Akhénaton (Aménophis IV). On dispose de plusieurs bas-reliefs de ses mains.

Bas-relief avec la main d’Akhénaton
Bas-relief avec la main d’Akhénaton pointant l’index. In : Moller LL, Roeder G. Cité dans 5.

On voit que les doigts sont excessivement longs et ne sont pas étendus de manière rectiligne, comme on s’y attendrait, mais demeurent très arqués au niveau des articulations. Or les personnes atteintes d’hyperlaxité ligamentaire éprouvent des difficultés pour tendre leurs doigts à plat : la souplesse des ligaments empêche de bien effectuer ce geste. C’est pourquoi chez cet illustre souverain le syndrome de Marfan a aussi été évoqué 5.

Jonathan Jeanne, Charles de Gaulle, Abraham Lincoln, Sergueï Rachmaninoff, Niccolo Paganini, Akhénaton : quelques cas de syndrome de Marfan. Mais ils sont loin d’être les seuls : on estime sa fréquence à une personne sur 5 000, soit environ 12 000 personnes en France. 


Références

  1. Jonathan Jeanne. Page Wikipedia, consultée le 21 juin 2025.
  2. Schwartz H. Abraham Lincoln and Marfan syndrome. Journal of the American Medical Association, 187,473-479,1964.
  3. Young D.A.B. Rachmaninov and Marfan’s syndrome, British Medical Journal, 293,1624-1626,1986.
  4. Zammit J. Une maladie osseuse au service du violon. Dossier Pour la Science N° 50, 1er janvier 2006.
  5. Spieser C., Sprumont P. La construction de l’image du corps de l’élite égyptienne à l’époque amarnienne. Bulletins et mémoires de la société d’anthropologie de Paris, 16, 3-4, 2004.

Le tissu conjonctif, le gène FBN1 et la fibrilline (retour à l’article)

Les cellules qui composent nos organes sont entourées par un tissu appelé tissu conjonctif, ou, plus savamment, matrice extra-cellulaire. Ce tissu conjonctif, autrefois considéré comme un simple tissu de soutien, joue en réalité un rôle essentiel dans le développement et le fonctionnement de tous nos organes, de par ses FBN1 interactions permanentes avec les cellules qu’il entoure. Il est principalement formé de protéines et de fibres, comme le collagène et les fibres élastiques. Ces fibres élastiques sont elles-mêmes constituées d’un « noyau » d’élastine (une protéine) entouré de toutes petites fibres, les microfibrilles, dont la plus importante est la fibrilline-1, encore une protéine, codée par le gène FBN1. C’est ce gène FBN1 et la protéine pour laquelle il code qui sont mutés dans le syndrome de Marfan. A ce jour, près de 3 000 mutations ont été identifiées, chacune étant particulière à un individu ou une famille1, ce qui rend le test génétique délicat. La présence de la fibrilline-1 dans tous nos organes2 explique la grande variété des manifestations observées dans ce syndrome. Pour n’en citer que deux, le tissu conjonctif de l’aorte est organisé pour faire face aux brusques et continuelles variations de pression générées par les pulsations du cœur. Lorsque ce tissu est défaillant en raison d’une fibrilline-1 mutée, donc défectueuse, cette adaptation aux variations de pression se fait mal, l’aorte se dilate, formant un anévrisme, et, au pire, se rompt lors d’un à-coup tensionnel. De la même façon, quand la protéine est mutée, le tissu du cœur est altéré, ce qui conduit à une dilatation des cavités ventriculaires, un amincissement de leurs parois et donc à une moindre efficacité.

Illustration
CCO Maud Dahlem, Muséum de Toulouse

Mais pourquoi les personnes atteintes sont-elles généralement si grandes ? Une autre fonction de ce tissu conjonctif est de fabriquer des molécules appelées facteurs de croissance. L’un d’eux, le TGFß (transforming growth factor ß), est hyperactif en cas de déficit en fibrilline-1, ce qui stimule fortement la croissance de l’os. Malheureusement, ces os parfois démesurément longs sont aussi plus fragiles.


Références

  1. Xu S., et al. Increased frequency of FBN1 frameshift and nonsense mutations in Marfan syndrome patients with aortic dissection. Molecular Genetics and Genomic Medicine 8; e1041,1-10,2020.
  2. Asano K., et al. The Multiple Functions of Fibrillin-1 Microfibrils in Organismal Physiology. International Journal of Molecular Science, 23, 1892-1899, 2022.

Image d’en tête : Général de Gaulle, accompagné par le General Mast, salue l’orchestre qui joue La Marseillaise devant le palais d’été du bey de Tunis. Carthage, Tunisie. Marjory Collins (1912-1985). Bibliothèque du Congrès des États-Unis n°fsa.8d32425. Via Marjory Collins, Wikimédia. Crédits : Jonathan Jeanne CC BY-SA 4.0 Timan, via Wikimedia.

Double hélice ADN CC BY-SA 4.0 Joseluissc3, via Wikimedia.