La conque de Marsoulas
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Article rédigé par GUILLAUME FLEURY, CAROLE FRITZ et GILLES TOSELLO
Chargé des collections de préhistoire et d'anthropologie physique, Muséum de Toulouse / CNRS, orcid.org / CRÉAP– É. Cartailhac.
Historique du site de Marsoulas et des fouilles
Découvert il y a près d’un siècle dans la grotte de Marsoulas, ce coquillage de grande dimension, resté énigmatique, se révèle être un instrument de musique utilisé par les Hommes préhistoriques il y a environ 18 000 ans.
La grotte de Marsoulas (Haute-Garonne, France) se situe dans le piémont pyrénéen. Cette cavité a connu une longue histoire de recherches menées depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours1,2 . Première grotte ornée découverte dans cette région en 1897, elle recèle un art pariétal abondant et complexe et renferme des niveaux archéologiques attribués au début du Magdalénien dans les Pyrénées, datés récemment de 18 375-17 766 cal BP (charbon GifA 17257) et de 17 972-17 570 cal BP (Os Lyon 43054).
C’est en 1883-1884 que les premières fouilles sont menées par l’Abbé François David Cau-Durban qui publia un article3 dans Matériaux pour l’Histoire Primitive et Naturelle de l’Homme en 1885 dans lequel il précisa la stratigraphie du gisement, unique document d’archive sur les fouilles de la fin du XIXe siècle. En 1895, Félix Régnault commença ses premiers sondages dans la grotte et en 1897 il identifia les premières peintures qu’il publia la même année.
À cette époque l’art préhistorique n’est pas encore totalement reconnu par les spécialistes, les débats sont intenses et la grotte de Marsoulas en est l’objet jusqu’en 1902, ou se tient le colloque de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences (AFAS) à Montauban qui entérine la reconnaissance de l’art pariétal. Pour Marsoulas ce sera le début de son étude en tant que grotte ornée. Durant l’année 1907, Émile Cartailhac et l’abbé Henri Breuil visitent par deux fois dans la cavité et en août 1909, E. Cartailhac achète la grotte pour 500 francs. Elle fut classée Monument historique (PA00094376) par arrêté le 8 janvier 1910.
Il faudra attendre les années 30 pour revoir une publication concernant Marsoulas, un article de Henri Bégouën sur un os portant une gravure de loup trouvé dans les déblais de fouilles de Cau-Durban. Henri Begouën alors chargé de cours à l’Université de Toulouse, et propriétaire de la grotte après le décès de Cartailhac, commence une collaboration avec James Townsend Russell de la Smithsonian Institution (Washington) en organisant des fouilles devant la grotte en 1931. C’est lors de ces fouilles que le coquillage sera découvert et dont les résultats seront publiés en 1932 dans la revue Nature4.
Archives Robert Bégouën.
Contexte de la découverte
En 1931, Henri Begouën et James Townsend Russell font fouiller le talus situé à l’entrée de la grotte5,6,7. C’est au cours de ces fouilles, dans la couche 2, à 1,60 m sous le niveau d’humus parmi d’autres vestiges archéologiques, qu’ils trouvent un coquillage marin de grande dimension. Un grattoir sur cristal de roche fut également mis au jour dans cette même couche 2. Ce qui fournit un lien avec la stratigraphie à l’intérieur de la grotte, les autres outils en cristal de roche provenant du niveau ayant fourni des sagaies de Lussac-Angles. Le coquillage, qualifié de « découverte exceptionnelle », est décrit comme ne portant aucune trace d’intervention humaine « except for the irregular breaking of the lip and unfortunate perforation at the time of excavation, there is no artificial adaptation of any sort » et interprété comme une « loving cup [coupe pour boire à la ronde] »8,9,10.
Photo : Guillaume Fleury, Muséum de Toulouse
Photo : Guillaume Fleury, Muséum de Toulouse
À en juger par les photos anciennes, l’objet n’a pas évolué et son état de conservation est bon. Les deux perforations nettement visibles à l’époque, comme aujourd’hui, correspondent aux dommages subis lors de la fouille.
Coquille de Charonia lampas ou Triton à bosses
Ce coquillage porte le nom scientifique de Charonia lampas (Linnaeus, 1758). Il est originaire de l’Atlantique du Nord-Est et de la Mer du Nord. On le trouve encore aujourd’hui en Irlande, le long de la côte Ouest de la France. C’est un animal qui fréquente les fonds rocheux, éventuellement entrecoupés d’espace sableux jusqu’à quatre-vingt mètres de fond. Il existe des Charonia en mer Méditerranée mais ces spécimens sont plus petits et la morphologie générale de la coquille est plus effilée11.
Le spécimen de Marsoulas est de grande dimension, 31 cm de long pour 18 cm de large. Ces éléments associés à sa robustesse, notamment l’épaisseur de la coquille qui atteint par endroit 0,8 cm sont autant d’arguments en faveur d’une adaptation aux conditions de vie en eau tempérée ou froide.
L’analyse archéologique de la conque
Contrairement à ce qui est dit dans l’article de 1932, le Charonia porte de nombreux indices d’intervention humaine préhistorique. Une acquisition microtomographique (numérisation très précise) réalisée au Centre National d’Études Spatiales (CNES) nous permet d’explorer les structures internes du coquillage.
Le labre et la lèvre extérieure ont été entièrement retouchés pour en régulariser le contour. Les impacts d’enlèvements sont nettement visibles depuis le canal antérieur en remontant le long du labre.
De menus vestiges d’ocre rouge sont encore visibles à l’œil nu, dispersés sur la partie externe de la coquille mais aussi à l’intérieur, dans l’ouverture. Un traitement d’image montre que des ponctuations rouges juxtaposées, de dimensions et d’aspect compatibles avec des empreintes de doigts couvraient la surface interne de la coquille jusqu’à la lèvre.
Les ponctuations sont associées à des traits de même couleur. Cet ensemble est à rapprocher des motifs présents sur les parois de la grotte (bison couvert d’une nappe de points et grand signe associant points et traits rouges).
Image : Carole Fritz et Gilles Tosello
De plus, de très fines gravures sont encore visibles sous la fine couche d’ocre rouge qui persiste au niveau de l’ouverture. Les pigments utilisés pour préparer les couleurs ont étés retrouvés dans la grotte.
La partie la plus modifiée se situe au niveau de l’apex (point de départ de la coquille des mollusques). L’extrémité conique a été tronquée par une série de coups éliminant environ six spires et entamant la septième, dégageant une ouverture arrondie aux bords irréguliers de 3,5 cm de diamètre. L’extrême robustesse de l’apex des Charonia et l’aspect organisé des impacts écartent toute fracture accidentelle, due par exemple au ressac. Une matière de couleur brunâtre est présente au niveau de l’apex et à l’intérieur de la coquille sur environ 2 cm de profondeur. L’aspect évoque un produit visqueux qui aurait recouvert l’ouverture après les retouches, débordant légèrement à l’intérieur.
Le plancher des spires a été percé intentionnellement sur deux niveaux. Le premier trou est irrégulier mais la seconde perforation de 1 cm de diamètre est presque circulaire et porte des stries parasites caractéristiques de dérapages d’outil. En effet, les gestes étaient fortement contraints par le diamètre réduit de l’ouverture, seule voie d’accès à la partie interne du Charonia.
Photo : Guillaume Fleury, Muséum de Toulouse
Ces observations suggèrent que l’ouverture de l’apex a été travaillée afin d’y insérer un embout et qu’une matière organique a été utilisée pour le fixer ou former un système de préhension labial (telle une embouchure d’instrument à vent). Les perforations internes, alignées dans le grand axe de la conque, peuvent être mises en relation avec le positionnement d’un embout sur l’apex afin de le maintenir dans l’axe de la circulation de l’air. En résumé, l’apex a été aménagé pour souffler dans le coquillage.
Pratiques musicales et groupes humains
La production de sons dans un cadre de vie sociale est très ancienne12. Les découvertes de flûte en os datées de l’Aurignacien (Hohle Fels, Allemagne) et du Gravettien (Isturitz, France), montrent que les sociétés du Paléolithique supérieur n’échappent pas à la pratique musicale13,14,15. D’autres travaux ont mis en avant la dimension sonore des grottes ornées16,17. Nous connaissions déjà toute l’importance des coquilles transformées en objets de parure et donc la symbolique corporelle qui leur est attachée18,19.
Archéologiquement, le lien avec la côte Atlantique est étayé par certaines pièces provenant des fouilles à l’entrée et à l’intérieur de la cavité.
Parmi l’industrie osseuse, on note la présence d’un fragment de sagaie en os de cétacé20. Parmi les coquillages, deux Capulus ungaricus percés par abrasion trouvés dans le même niveau que le Charonia Lampas proviennent sans ambiguïté de l’Atlantique.
Dans l’art pariétal, les bisons polychromes et les signes quadrangulaires ont des équivalents à Altamira ou au Castillo (Cantabrie, Espagne)21. La présence sur les parois d’une biche gravée à cou strié atteste également de relations avec l’Espagne puisque la répartition de ces figures emblématiques est quasi limitée aux grottes cantabriques.
Cette découverte permet de préciser les relations longues distance entre groupes humains du Paléolithique supérieur et d’ajouter une nouvelle sonorité a notre passé.
A découvrir en vidéos
Découverte du plus ancien instrument de musique à vent : Un coquillage de 18 000 ans au Muséum de Toulouse !
Conférence 47 min en replay du février 2021.
Carole Fritz, chercheuse CNRS et responsable du Centre de recherche et d’études de l’art préhistorique Émile-Cartailhac (CREAP) de la Maison des sciences de l’Homme et de la société de Toulouse (MSHST – CNRS, Université de Toulouse, Science Po Toulouse),
Gilles Tosello, chercheur associé au Centre de recherche et d’études de l’art préhistorique Émile-Cartailhac (CREAP) de la Maison des sciences de l’Homme et de la société de Toulouse (MSHST – CNRS, Université de Toulouse, Science Po Toulouse),
Guillaume Fleury, chargé des collections de Préhistoire du Muséum de Toulouse.
Francis Duranthon, directeur du Muséum de Toulouse,
Pascal Gaillard, enseignant-chercheur UT2J au laboratoire Cognition, langues, langage, ergonomie (CLLE – CNRS, Université Toulouse – Jean Jaurès, Université Bordeaux Montaigne)
et Jean-Michel Court, enseignant-chercheur UT2J au laboratoire Lettres, langages et arts – Création, recherche, émergence en arts, textes, images, spectacles (LLA CREATIS – Université Toulouse – Jean Jaurès).
La conque de Marsoulas racontée aux plus jeunes en 3 min.
En savoir plus et références
- “First record of the sound produced by the oldest Upper Paleolithic seashell horn”, C. Fritz, G. Tosello, G. Fleury, E. Kasarhéou, Ph. Walter, F. Duranthon, P. Gaillard, J. Tardieu, Science Advances, 11 fév. 2021
- “Ce coquillage est un instrument de musique vieux de 18.000 ans”, Laure Cailloce, CNRS Le journal, 13 Fév. 2021
- Fritz C., Tosello G., 2004. “Marsoulas : une grotte ornée dans son contexte culturel” In M. Lejeune (Dir.) L’art pariétal paléolithique dans son contexte naturel, Actes du colloque 8.2, Congrès de l’UISPP, Liège ERAUL, 107, 55-67
- 21. Fritz C., Tosello G., 2005, “Entre Périgord et Cantabres : les magdaléniens de Marsoulas” In J. Jaubert et M. Barbaza (dir.). Territoires, déplacements, mobilités, échanges durant la préhistoire. Terres et hommes du Sud, Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 311-328.
- Cau-Durban D., “La grotte du Marsoulas (Haute-Garonne)”. Mat. Hist. Prim. Nat. de l’Homme, 3ème série, T II.
- 6. 8. Townsend Russell J., 1932. “Co-operation in Archaeological Research in France”. Nature, 3251, vol 129, p. 273-274..
- 9. Bégoüen H., Townsend Russell J., 1933. “La campagne de fouille de 1931 à Marsoulas”, Tarté et Rocquecourbère. E. Privat ed., 20 p.
- 7. 10. Townsend Russell J., 1932. “Coopération scientifique franco-américaine”. Le Figaro, p.2, dimanche 13 novembre.
- 11. “Inventario Nacional Biodiversidad Especies amenazadas”, Données d’Observations pour la Reconnaissance et l’Identification de la faune et la flore Subaquatiques (DORIS)
- 12. Schneider M., 1975. “Primitive music”. New Oxford, History of Music, vol.1, Ancient and Oriental Music, Oxford University Press ed., London, p.1-82.
- 13. Adler D. S., 2009. The earliest musical tradition. Nature, vol.460/6, p.695-696.
- 14. Buisson D., 1990. Les flûtes paléolithique d’Isturitz (Pyrénées-Atlantiques). Bulletin de la Société Préhistoriques Française. Tome 87, n°10-12, p. 420-433.
- 15. Conard N. J., Malina M., Münzel S. C., 2009. “New flutes document the earliest musical tradition in southwestern Germany”, Nature
- 16. Reznikoff I., 1987. “Sur la dimension sonore des grottes à peintures du Paléolithique”, Comptes-Rendus de l’Académie des Sciences, Paris, T.304, série II, p.153-156 ; T.305, série II, p.307-310.
- 17. Reznikoff I., Dauvois M., 1998. “La dimension sonore des grottes ornées”, Bulletin de la Société Préhistorique Française, T.85, n°8, p.238-246.
- 18. Taborin Y., 1993, La Parure en coquillage au Paléolithique, Paris : CNRS (29e suppléments à Gallia Préhistoire).
- 19. Vanhaeren M., d’Errico F., 2011, “L’émergence du corps paré”, Civilisations, 59-2, p.59-86.
- 20. Pétillon J.M., 2016 “Vivre au bord du golfe de Gascogne au Paléolithique supérieur récent : vers un nouveau paradigme. Archéologie des chasseurs-cueilleurs maritimes. De la fonction des habitats à l’organisation de l’espace littoral” in Dupont C., et Marchand G., Société Préhistorique Française, p.23-36.
Photo d’en-tête : Photographie d’un groupe de personnes, dont Henri Bégouën et James Townsend Russell, devant l’entrée de la grotte de L’Ermite à Ornoloc-Ussat-les-Bains, en Ariège (identifiée par Yanick Le Guillou) – coll. muséum