Flûtes du Haut-Xingu, Brésil
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Article par SYLVIANE BONVIN POCHSTEIN
Chargée des collections d'anthropologie culturelle, Muséum de Toulouse.
Variations sur l’origine et l’ordre du monde
En Amazonie, l’instrument à vent est considéré comme la « voix des esprits » par excellence, alors que le masque en est l’incarnation. Il existe une abondante littérature sur le « complexe des flûtes sacrées ». Ces instruments joués dans un contexte exclusivement cérémoniel sont associés à la voix d’entités ou d’esprits en général redoutés. L’interdit de la vision de ces instruments par les femmes est quasiment une constante. C’est le cas notamment dans le Haut-Xingu (Brésil central). La constitution de ce que les anthropologues appellent « la culture xinguano » est le résultat d’un long processus historique. Cet ensemble compte seize groupes amérindiens, appartenant à quatre groupes linguistiques différents, rassemblés dans le Parc indigène du Xingu (PIX) pour des raisons de survie dues à la pression du front de colonisation brésilien.
L’arrivée des différents groupes dans le Xingu est ancienne pour certains et très récente pour d’autres. Au fur et à mesure de l’intégration de nouveaux groupes, les spécificités culturelles de chacun se sont mêlées pour former un nouvel ensemble culturel, cependant dominé par les caractéristiques des groupes arawak : la structure circulaire des villages ou certains rituels particuliers ont été adoptés par tous. L’unification des populations du Xingu est principalement fondée sur un réseau d’alliances qui se traduit par des mariages, des échanges cérémoniels et des rituels inter-communautaires fréquents. Les compositions musicales et leur performance sont au cœur de ces rituels, facteurs de cohésion, tout comme les textes des chants, appris par cœur, sont prononcés dans une langue décrite comme d’un « langage rituel des origines », permettant une pratique commune des rituels au-delà des unités linguistiques.
Musique rituelle et flûtes xinguano
Les rituels xinguano sont donc essentiellement musicaux, les instruments et les répertoires joués et chantés contenant une sorte de codification des fondements de l’organisation socioculturelle des populations du Xingu. Parmi les pratiques partagées par tous les groupes xinguano, on retrouve l’utilisation de grandes flûtes : les flûtes yaku’i et les flûtes wüpü (les termes sont donnés en langue arawak). C’est un certain ordre du monde qui se lit à travers les cycles cérémoniels dans lesquels interviennent ces instruments. En effet, les flûtes sont au cœur des relations hommes/femmes, humains/entités surnaturelles et humains/animaux dans le système de représentation des peuples de culture xinguano. Les flûtes yaku’i sont gardées dans la maison des hommes, aussi appelée « maison des flûtes », située au milieu des villages circulaires et lieu central des activités rituelles.
Ces flûtes de bambou vont par trois. Elles sont identiques et toujours jouées en trio : une voix principale et deux accompagnants. Les flûtes yaku’i interviennent pendant les fêtes des puissants esprits apapaatai, très redoutés et dangereux. La légende dit que ces entités créèrent les flûtes et y élurent domicile. Le processus rituel de manifestation des flûtes yaku’i est enclenché lorsque quelqu’un tombe malade, état que l’on considère comme la conséquence directe de l’intervention d’un esprit apapaatai. Il est strictement interdit aux femmes de voir ces instruments sous peine de subir une sanction très violente comme le viol collectif.
D’ailleurs, lorsque le son des flûtes résonne, les femmes restent cloîtrées. Elles ne peuvent pas les voir mais elles peuvent les entendre. D’après la mythologie xinguano, ce sont les femmes qui possédaient jadis ces flûtes avant que les hommes ne les assaillent et ne s’en emparent avec l’aide des rhombes, dont le son était particulièrement effrayant. Il n’est donc pas paradoxal que ces flûtes yaku’i, appartenant exclusivement à la sphère masculine et interdites aux femmes, soient si fortement et intrinsèquement liées au mythe et au rite féminin du iamurikuma, au cours duquel les femmes remettent en cause le pouvoir des hommes, s’en emparent symboliquement et se livrent à des provocations. Elles arborent les attributs et la gestuelle des hommes : les ornements corporels, les armes…
Des répertoires entiers de chants entonnés par les femmes lors de ce rituel d’inversion sont basés sur les mélodies jouées par les hommes sur ces flûtes yaku’i et sont nommés « musique de flûtes ». Il y a donc une forme de dialogue étroit entre le rituel des flûtes sacrées et le rituel du iamurikuma qui trouve son origine dans le mythe d’émancipation des femmes, au cours duquel elles s’emparent notamment de ces fameuses flûtes. Dans un autre registre, les flûtes wüpü (ou urua) interviennent durant le cycle cérémoniel du kuarup. Ce rite fondateur honore les morts récents des lignées de chefs incarnés par des troncs d’arbres décorés et est surtout l’occasion de mettre en scène les grands moments de la création de l’Humanité. L’origine de ces flûtes est racontée dans un mythe Yawalapiti :
Un jour, l’être mythique Mariniuka eu des relations sexuelles avec une raie. Il la féconda avec son doigt. Plus tard, la raie donna naissance à des jumeaux (Yapunaum). Le temps passa et ces jumeaux partirent à la recherche de leur père qu’ils ne connaissaient pas. Au bout de leur quête, ils arrivèrent dans le village où une fête avait lieu et pour remercier les hommes de leur accueil ils leur offrirent deux flûtes wüpü.
Partant de la case du chef de cérémonie, les joueurs se déplacent par paire de maison en maison et jouent le répertoire des heures durant, accompagnés de jeunes femmes dansant à leurs côtés en leur tenant l’épaule. Ces flûtes sont censées donner de l’énergie et de la joie à la communauté, tout en rappelant les épisodes mythologiques.
D’après Aritana, actuellement chef coutumier Yawalapiti du village de Tuatuari, la paire de flûtes s’inscrit dans une double relation, habituelle dans le complexe de flûtes amazonien : la relation aîné/cadet mais aussi la relation mère/père.
Dans une paire, chaque flûte est composée de deux éléments ou deux tubes de la façon suivante : la première flûte est composée du couple mère/fils aîné, tandis que la deuxième représente le père et le fils cadet, symbolisant ainsi la perpétuation intergénérationnelle. Les tubes « mère » (ama) et « père » (apa) sont les plus grands. Bien qu’intervenant dans des contextes différents, les flûtes yaku’i et wüpü incarnent toutes deux la conception xinguano de l’ordre du monde et de son origine.
Iamurikuma ou la révolte des femmes
On venait de percer les oreilles du fils du cacique [chef] qui était resté un mois en réclusion sans manger de poisson. Les hommes décidèrent d’aller pêcher pour clore le jeûne du fils. Pendant ce temps, les femmes allèrent chercher du manioc dans l’abattis et fabriquèrent de la farine pour cuire le beiju [galette de manioc]. Mais les hommes ne revenaient pas de la pêche. Dix jours passèrent, puis dix jours, puis encore dix jours et les femmes s’inquiétaient. L’épouse du cacique envoya son fils sur le lieu de la pêche. Celui-ci partit avec une petite flûte et lorsque les hommes entendirent le son de l’instrument, ils cachèrent les poissons qu’ils avaient attrapés.
Le jeune garçon découvrit les hommes dormant dans leurs hamacs. Ils étaient couverts de poils et ressemblaient à des animaux. Ils dirent au garçon qu’ils n’avaient rien pêché. Le garçon feignit de repartir au village et attendit à distance que les hommes s’en aillent. Il trouva alors tous les poissons qu’ils avaient cachés et en prit dix avant de retourner au village. Le jeune garçon raconta à sa mère ce qu’il avait vu. Elle fit cuire les poissons et confectionna des galettes. Enfin elle appela toutes les femmes à se réunir au centre du village. Elle leur servit à manger et leur expliqua ce qui se passait avec les hommes. Elle déclara qu’elle ne voulait plus de mari et qu’elles allaient organiser une fête et chanter comme les hommes, jouer des flûtes comme les hommes et entrer dans la maison des hommes pour prendre leur place.
Entendant leurs épouses de loin, les hommes s’en moquèrent, disant qu’elles devaient avoir faim puisqu’elles ne savaient pas pêcher. Les femmes continuèrent à chanter et à faire la fête, consommant un fruit qui les « rendaient folles ». Puis elles décidèrent de quitter le village et demandèrent à grand-père tatou de creuser la terre pour arriver là où étaient leurs maris. Elles s’étaient transformées en hommes, en guerriers ; elles n’étaient plus des femmes. Leurs époux essayèrent de les calmer et de les attraper, mais elles s’enfuirent et passèrent chez tous les Indiens de la région pour regrouper toutes les femmes. Ensemble, elles décidèrent qu’elles n’avaient plus besoin des hommes, elles prirent la direction du fleuve Amazone où elles installèrent un nouveau village.
Récit collecté auprès de Iamuni, chamane Mehinako et femme de chef Yawalapiti, lors d’une mission de terrain dans le village de Tuatuari, Brésil central, en 2012.
Références bibliographiques
- « From musical poetics to deep language, the ritual of the Wauja sacred flutes», DE CAMARGO PIEDADE (A.T.), Brust of Breath, Indigenous ritual wind instruments in lowland South America, University of Nebraska Press, 2011.
- • « The ritual of Iamurikuma »,CRUZ MELLO (M.I.), Brust of Breath, Indigenous ritual wind instruments in lowland South America, University of Nebraska Press, 2011.
Photo d’en-tête : Vue de la place centrale du village de Tuatuari, parc Indigène du Xingu, Brésil, photo. : Serge Guiraud – coll. muséum, fonds photographique des missions de collecte au Brésil, cote R.2012.6.6.4.44