Beethoven, une enquête génétique tirée par les cheveux
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Article rédigé par
SERGE ERLINGER, Médecin, professeur honoraire des Universités, ancien directeur de laboratoire INSERM
DOMINIQUE MORELLO, Chercheuse en biologie moléculaire, Directrice de Recherche au CNRS, retraitée. Membre de l’association Femmes & Sciences
Depuis la première lecture du génome humain au début des années 2 000, les progrès continus du séquençage de l’ADN permettent d’utiliser cette technique pour retracer notre histoire, étudier la biodiversité, suivre des épidémies, ou partir à la recherche de criminels. La génétique est devenue un outil incontournable. Quelques micro-traces d’ADN prélevées sur un défunt sont suffisantes pour nous renseigner sur les maladies dont il souffrait et les causes probables de sa mort. Cette nouvelle s’inscrit dans une série de onze articles « De Beethoven à la Star’Ac : une enquête génétique et médicale » décrivant une dizaine de personnages illustres, morts ou encore vivants, chanteur, actrice, musicien, sportif, réalisatrice…, tous atteints d’une maladie héréditaire. Leurs maux sont décortiqués à l’aune de l’analyse de leur génome et des avancées médicales récentes.
Cette histoire concerne Beethoven. Ses biographes nous disent tous qu’il est mort d’une cirrhose alcoolique, mais nous constaterons que cette hypothèse est largement contredite par une analyse récente de son ADN extrait… d’une mèche de ses cheveux ! Certes l’alcool est bien en cause, mais l’ADN nous apprend que plusieurs autres facteurs ont largement conduit à sa perte.
Vienne. 26 mars 1827. Ludwig van Beethoven est couché. Il est dans le coma depuis deux jours. Un orage très violent éclate, suivi de rafales de grêle et de neige. Il est 17h45 précisément quand un éclair illumine la chambre. Beethoven se redresse brusquement et tend son poing vers le ciel. Dans son regard, une expression sombre et menaçante. Puis il retombe sur son oreiller. Mort. Il a 57 ans.
Que signifie ce dernier geste ? Un ultime défi au ciel ? sûrement pas, mais n’allons pas trop vite.
Les médecins qui effectuent l’autopsie sont formels, le célèbre compositeur est mort d’une cirrhose. « Le foie apparaît rétréci à la moitié environ de son volume normal, d’une consistance dure, d’une couleur bleu-verdâtre, avec à sa surface des nodules de la taille d’un haricot… La cavité abdominale contient 8 litres d’un liquide trouble de coloration gris-brun… La rate est deux fois plus volumineuse que la normale, de couleur sombre et de consistance dure… ».

Et Laënnec décrit la cirrhose
Une description qui correspond très exactement à celle effectuée par le médecin René Laënnec (1781-1826) sept ans plus tôt en 1820, qui introduit le mot cirrhose1 dans le langage médical. L’accumulation de liquide dans la cavité abdominale (appelée ascite) et l’hypertrophie de la rate sont des manifestations habituelles de cette affection. C’est pour traiter cette ascite que Beethoven avait subi dans les jours précédant sa mort quatre ponctions pour évacuer le liquide, les deux dernières de 11 et 22 litres ! Réalisées sans asepsie, ces ponctions ont contribué à infecter le liquide d’ascite, et ont sans doute hâté l’évolution.
Le geste du compositeur juste avant sa mort, levant son poing vers le ciel, souvent interprété par ses biographes comme un dernier défi, n’est en réalité qu’un signe de mauvais fonctionnement du foie. En cas de perte de conscience à la phase ultime de la maladie, les patients réagissent de façon exagérée à une brusque stimulation (bruit ou lumière intense), en raison de l’accumulation dans leur cerveau de déchets toxiques que le foie est incapable d’évacuer. C’est aussi cette accumulation qui provoque le coma, complication habituelle de la cirrhose à son stade terminal.
Beethoven grand amateur de vins hongrois
L’alcool est la cause la plus évidente de la cirrhose de Beethoven. Non seulement il buvait énormément, comme en témoignent ses dépenses liées à l’achat de vin, mais en plus son père et sa grand-mère paternelle étaient alcooliques, ce qui laisse supposer que son addiction était en partie héréditaire. Mais est-ce bien la seule cause ? Il a fallu attendre près de deux siècles pour le savoir. Et c’est ici que l’ADN entre en scène.
Cent quatre-vingt-seize ans après son décès, des généticiens vont se procurer une mèche de cheveux du compositeur prélevée le lendemain de sa mort. Ils analysent son ADN2 et ils vont avoir bien des surprises !

CC BY-SA 4.0 Larissa Fruehe / Maud Dahlem, Muséum de Toulouse
Dans les secrets de l’ADN
D’abord, ils y découvrent la présence de l’ADN du virus de l’hépatite B. C’est la preuve irréfutable que Beethoven a été infecté par ce virus inconnu à l’époque (il n’a été découvert qu’en 1967), infection qui a eu lieu à sa naissance ou plus tard lors de rapports sexuels. Il est possible qu’il ait aussi contracté une syphilis, une autre infection sexuellement transmissible.
Et le rapport avec sa cirrhose ? Majeur ! On sait aujourd’hui que l’infection par le virus de l’hépatite B augmente considérablement le risque de développer cette maladie chez une personne alcoolique. L’hépatite virale de Beethoven explique aussi des épisodes répétés de jaunisse que ses médecins avaient attribués à la boisson.
Une prédisposition génétique à la cirrhose
Est-ce à dire qu’en buvant la même quantité d’alcool mais sans le virus il n’aurait pas eu de cirrhose ? Pour le savoir, allons plus loin dans l’analyse génétique. L’ADN nous réserve encore deux surprises.
La première est la découverte d’une mutation sur un gène qui prédispose fortement à la cirrhose, le gène PNPLA3. À elle seule, cette mutation n’est pas suffisante pour que la maladie apparaisse, mais chez les grands buveurs, à consommation égale, elle double le risque de développer une cirrhose.
Et ce n’est pas tout. La dernière surprise révélée par l’analyse de l’ADN est la découverte de deux mutations d’un autre gène impliqué, celui-là, dans l’utilisation du fer par l’organisme. Ces deux mutations provoquent une maladie héréditaire, l’hémochromatose génétique. C’est une surcharge du foie en fer qui peut, comme l’alcool ou le virus de l’hépatite B, entraîner une cirrhose (voir encadré mutations du gène HFE et hétérozygotie composite).
Un cumul bien désastreux
Résumons nous. Avec uniquement sa consommation de vin pendant plus de vingt ans, Beethoven avait environ 25% de risques de développer une cirrhose. Ce n’est déjà pas rien. Si l’on ajoute la mutation du gène de prédisposition, le risque double et grimpe à 50%. Tenons compte maintenant de son hépatite B et l’on arrive à près de 70%. Et, avec l’hémochromatose, on peut calculer que le risque pour le compositeur de mourir d’une cirrhose était proche de 100% ! A la loterie génétique, Beethoven a sans doute hérité de dons exceptionnels pour la musique, mais pour sa santé, il n’a pas tiré les bons numéros !
Nous sommes certains maintenant que la maladie du foie qui a emporté Beethoven n’est pas due, loin s’en faut, à sa seule consommation excessive d’alcool.
Et cette précieuse mèche de cheveux n’a pas dit son dernier mot ! Peut-elle nous renseigner sur la cause de sa surdité ? On sait qu’il en a eu les premiers signes vers l’âge de 26 ans, et qu’il sera totalement sourd à 48 ans. Nos généticiens ont cherché dans son ADN des mutations connues pour entraîner des surdités héréditaires. Pour l’instant, ils n’en ont trouvé aucune.
Mais une autre équipe scientifique s’est penchée sur une origine différente de surdité, l’intoxication au plomb. Celle-ci provoque une atrophie des nerfs cochléaires (qui font partie des nerfs auditifs), une lésion justement trouvée à l’autopsie du compositeur. Et eurêka, ces chercheurs ont détecté, sur cette même mèche de cheveux, une quantité considérable de plomb3. A l’époque, dans certains vins frelatés, notamment ceux de Hongrie que le compositeur affectionnait particulièrement, les viticulteurs ajoutaient du plomb pour en améliorer le goût !
Après l’exploit que représentent ces découvertes réalisées grâce à une quantité infime d’ADN, et, moins extraordinaire, un simple dosage de plomb, la précieuse mèche de cheveux de Beethoven vieille de deux cents ans recèle peut-être encore bien des secrets.
Références
- Cirrhose vient du grec kirros, qui signifie jaune roux, la couleur que prennent les nodules à la surface du foie au cours de la maladie.
- Begg, TJA, et al. Genomic analyses of hair from Ludwig van Beethoven. Current Biology 33, 1431-1447, 2023.
- Rifai, M, et al. High lead levels in 2 independent and authenticated locks of Beethoven’s hair. Clinical Chemistry 70,878-879, 2024.
Mutations du gène HFE et hétérozygotie composite
Beethoven n’est de loin pas la seule personne atteinte d’une hémochromatose, c’est-à-dire une surcharge en fer, toxique pour de nombreux organes. L’hémochromatose héréditaire est une maladie génétique fréquente en Europe, touchant, à des degrés variés, environ 1 personne sur 150 à 200. En France, la mutation la plus courante concerne la protéine HFE, codée par le gène HFE, situé sur le chromosome 6, dans laquelle l’acide aminé en position 282, normalement une cystéine (C), est remplacé par une tyrosine (Y)1. On note cette mutation par le symbole p.C282Y. La protéine HFE ainsi mutée ne peut alors plus réguler la synthèse d’hepcidine, une hormone qui contrôle l’absorption du fer par l’intestin en fonction des besoins de l’organisme. L’absorption du fer n’est donc plus contrôlée et le fer s’accumule, d’où la surcharge. 90% des malades sont homozygotes pour la mutation p.C282Y, c’est-à-dire que les deux allèles (maternel et paternel) du gène HFE portent la même mutation (p.C282Y/p.C282Y). Mais les porteurs de cette double mutation p.C282Y ne sont pas tous malades : on dit que la pénétrance est incomplète. En outre, les femmes sont moins atteintes et plus tardivement que les hommes (50 ans au lieu de 40) en raison des pertes de sang menstruelles qui éliminent du fer. Quant aux hétérozygotes (porteurs d’un seul allèle muté), ils ne développent pas de signe clinique particulier. Ce sont des porteurs dits sains mais qui peuvent transmettre la maladie. Il existe une autre mutation moins fréquente du même gène HFE qui aboutit à une protéine mutée dans laquelle l’acide aspartique (D) remplace l’histidine (H) en position 63. Si cette mutation (p.H63D) est associée à la précédente (p.C282Y), l’individu porteur des deux allèles mutés différents (p.C282Y/p.H63D) est appelé « hétérozygote composite ». Généralement ces personnes ne sont pas ou peu malades, sauf si un co-facteur est présent, comme la consommation d’alcool. C’est exactement le cas de Beethoven.

La protéine HFE est codée par le gène HFE. Dans le cas où les deux gènes HFE (l’un d’origine maternelle, l’autre paternelle) ne portent pas de mutation, la protéine fabriquée est fonctionnelle (carré blanc). Lorsqu’un des deux allèles est muté (codant un Y (tyrosine) à la place d’un C (cystéine) en position 282 de la protéine, rectangle orange) OU un D (acide aspartique) à la place d’un H (histidine) en position 63 (rectangle bleu), les individus hétérozygotes sont porteurs sains ; ils ne sont pas malades. En revanche, si les deux allèles présentent la même mutation C282Y OU H63D), les individus homozygotes sont malades (dans 90% des cas, ils synthétisent la protéine mutée C282Y, rectangle orange). Les individus porteurs de deux allèles présentant chacun une mutation différente (l’un C282Y ET l’autre H63D) sont hétérozygotes composities. Ils ne sont pas malades, sauf s’ils ont un co-facteur qui favorise la maladie, comme Beethoven avec sa forte consommation d’alcool.
Référence
- Olynyk JK et al. Hemochomatosis. New England Journal of Medicine, 387, 2159-2170, 2022.
Image d’en tête : Détail du portrait de Beethoven avec la partition de la Missa Solemnis de 1820 de Joseph Karl Stieler (1781–1858).
© Beethoven-Haus Bonn