Dentaneosuchus crassiproratus, le super-prédateur du Sud de la France à l’Éocène moyen
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Article rédigé par
YVES LAURENT, paléontologue, gestionnaire et préparateur au Muséum de Toulouse
JÉRÉMY MARTIN, UMR5276 - Laboratoire de Géologie de Lyon : Terre, Planètes, Environnement
GUILLAUME FLEURY, chargé des collections de préhistoire et d'anthropologie physique
Il y a 38 millions d’années, le prédateur au sommet de la chaîne alimentaire n’était pas un mammifère mais un crocodilomorphe, groupe comprenant les crocodiliens et ordres apparentés disparus.
Long de près de 5 m, adapté à un mode de vie terrestre avec des membres dressés et muni de dents tranchantes à bordure dentelées, Dentaneosuchus crassiproratus régnait donc sur les écosystèmes terrestres du Sud de la France à l’Éocène moyen.
Dans quel contexte géologique a-t-on découvert le crocodilomorphe Dentaneosuchus crassiproratus ?
Les restes du crocodilomorphe géant, baptisé Dentaneosuchus crassiproratus, ont été trouvés en 1997 lors de travaux d’élargissement du virage de la RD 612 au lieu-dit La Vernière, commune de Saint-Genest-de-Contest dans le Tarn.
Alerté par la découverte d’ossements, une équipe du Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse se rend sur place et met au jour une importante faune de mammifères, crocodiles et tortues.
Les fossiles sont localisés à la base de niveaux de grès et de conglomérats plus ou moins indurés datés du sommet de l’Éocène moyen (Bartonien supérieur), soit 38 millions d’années. Ils appartiennent à un seul individu. Le crâne était probablement complet avant qu’il ne soit endommagé lors des travaux routiers par les engins de chantier.
Parmi les autres vertébrés trouvés, les restes les plus abondants appartiennent à Lophiodon lautricense. Il s’agit d’un périssodactyle appartenant à la famille éteinte des Lophiodontidés. C’est l’espèce la plus grande de cette famille, dont il est le dernier représentant. Il avait l’allure d’un tapir mais dépourvu de trompe.

Crédit photo : Yves Laurent, MHNT
Deux autres périssodactyles, plus petits, appartenant à la famille des paléothéridés sont présents. Il s’agit de Plagiolophus sp. et de Palaeotherium sp., étroitement apparentés aux chevaux.
Une grande tortue terrestre a également été trouvée ainsi qu’un autre crocodilomorphe terrestre carnivore plus petit baptisé Boverisuchus sp., appartenant à la famille éteinte des Planocranidés.
Quels sont les points communs à tous les crocodilomorphes géants d’Europe ?

Dentaneosuchus crassiproratus appartient au groupe des sébécosuchiens. Ces crocodilomorphes notosuchiens, apparus au Jurassique moyen il y a 167 Ma, sont connus en Amérique du Sud, Afrique du Nord, Madagascar, Inde et Europe.
Les sébécosuchiens sont les seuls à survivre à l’extinction massive de la crise Crétacé-Paléogène, qui a mis fin au règne des dinosaures, pour s’éteindre ensuite au Miocène moyen, il y a 12 Ma.
Contrairement aux crocodiliens que nous connaissons, les sébécosuchiens sont caractérisés par un crâne comprimé latéralement avec des narines situées à l’avant du museau et des orbites en position latérales.
Les dents sont ziphodontes c’est à dire comprimées latéralement, courbées et à bordure dentelées, ressemblant aux dents de certains dinosaures carnivores (théropodes) et faisant d’eux de redoutables prédateurs.

Les sébécosuchiens avaient des membres allongés, dressés sous le corps, adaptés à la course et de nombreux ostéodermes épais protégeant leur dos.
En Europe, trois sébécosuchiens valides ont été décrits dans l’Éocène, à partir de très peu de restes osseux :
- Bergisuchus dietrichbergi en Allemagne
- Iberosuchus macrodon au Portugal
- Dentaneosuchus crassiproratus en France
Qui est le Dentaneosuchus Crassiproratus ?
Sur la base des nouveaux restes crâniens et post-crâniens trouvés dans le Tarn, Dentaneosuchus crassiproratus est le sébécosuchien le plus complet et le plus grand découvert à ce jour en Europe.
L’espèce a été décrite à l’origine sur la base d’une mandibule provenant d’Issel (Aude) sous le nom d’Atacisaurus crassiproratus par Gaston Astre en 1931. La découverte des nouveaux restes dans le Tarn ont permis d’invalider le genre Atacisaurus et renommer l’espèce sous le nouveau taxon Dentaneosuchus crassiproratus.
Ces fossiles ont donc le statut de type, ils sont consultés par les chercheurs et sont conservés au Muséum de Toulouse.
Parmi les principaux éléments conservés, le dentaire associé à la branche mandibulaire gauche mesure 70 cm de longueur. Un prémaxillaire, un angulaire et un surangulaire droit, ainsi que le toit crânien viennent compléter ce spécimen.


Quelques éléments post-crâniens ont également été trouvés : une vertèbre dorsale, des ostéodermes massifs, un humérus gauche et un ischion droit incomplet.
La morphologie de l’humérus avec une crête deltopectorale développée et la complexité de l’ischion indiquent des contraintes biomécaniques particulières en relation avec le mode de vie terrestre de l’animal.



Avec une longueur de crâne d’environ 90 cm, Dentaneosuchus crassiproratus rivalise en taille avec Barinasuchus arveloi du Miocène du Vénézuela estimé entre 4 et 6 mètres de longueur. Même s’il existe une grosse incertitude sur la taille totale de ces deux sébécosuchiens, Dentaneosuchus crassiproratus était sans aucun doute le plus grand prédateur terrestre de l’Éocène en Europe.
Sa taille corporelle lui permettait de cibler des proies aussi grandes que lui comme Lophiodon lautricense, le plus gros mammifère herbivore de cette époque pouvant atteindre 2 tonnes.

Historiquement, les sébécosuchiens européens sont considérés comme ayant une origine sud-américaine. Deux hypothèses sont envisagées :
- ils se seraient dispersés à la fin du Crétacé ou au début du Paléocène d’Amérique du Sud en Amérique du Nord, puis ensuite en Europe. Cette hypothèse reste à confirmer car pour le moment la seule mention d’un sébécosuchien dans les gisements du Nouveau Monde ne concerne que des dents isolées dans le Miocène de Cuba.
- ils se seraient dispersés d’Amérique du Sud vers l’Europe en passant par l’Afrique. Les preuves de la présence de sébécosuchiens paléogènes en Afrique du Nord sont particulièrement rares, la plus importante est Eremosuchus elkoholicus, basée sur des restes fragmentaires provenant du site éocène d’El Kohol, en Algérie.
Les preuves actuelles d’un lien entre les sébécosuchiens européens et les sébécosuchiens nord-africains sont donc plutôt faibles même s’il existe aussi des signalements de sébécosuchiens dans l’Éocène supérieur de Libye et d’Égypte. Plusieurs autres groupes de vertébrés terrestres soutiennent un lien faunique entre l’Afrique et l’Europe pendant l’Éocène mais il reste à comprendre la chronologie et les itinéraires des échanges biotiques entre l’Amérique du Sud et l’Afrique, qui pourraient avoir eu lieu de manière répétée depuis le Crétacé. Et c’est là tout le problème car les preuves actuelles des dispersions transatlantiques, par radeaux et/ou par sauts insulaires intermittents, indiquent des trajectoires orientées vers l’ouest plutôt que vers l’est, c’est-à-dire de l’Afrique vers l’Amérique du Sud et non l’inverse !
Des scénarios alternatifs peuvent aussi être envisagés avec des sébécosuchiens originaires d’Europe et se dispersant vers l’Afrique puis en Amérique du Sud ; ou originaires d’Afrique et se dispersant en Europe et en Amérique du Sud…
Il faudra attendre de nouvelles découvertes pour trancher entre ces hypothèses biogéographiques et comprendre l’influence des faunes gondwaniennes (Amérique du Sud et Afrique) sur la composition des assemblages fossiles européens au Paléogène.
Quoiqu’il en soit le nouveau taxon Dentaneosuchus crassiproratus est à ce jour le sébécosuchien le plus complet et le plus grand découvert en Europe.
Bibliographie
- Martin J. E., Pochat-Cottilloux Y., Laurent Y., Perrier V., Robert E. and Antoine P.-O., 2022. Anatomy and phylogeny of an exceptionally large sebecid (Crocodylomorpha) from the middle Eocene of Southern France. Journal of Vertebrate Paleontology 42(4).
Photo d’en tête : Vitrine temporaire présentant des fossiles de Dentaneosuchus Crassiproratus au Muséum d’histoire naturelle de Toulouse (Juin 2025). CCO Maud Dahlem, Muséum de Toulouse.