Science et temps : le grand vertige

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La reconnaissance du temps long nous permet de mieux percevoir le temps des actions humaines

Pascal Tassy

Paléontologue, professeur émérite du Muséum national d’Histoire naturelle et bénévole au Muséum de Toulouse, Pascal Tassy rappelle que la perception du temps a évolué au cours des siècles et que, pendant longtemps, les humains ont cru que la Terre était beaucoup plus jeune qu’elle ne l’est en réalité.

Propos recueillis par Isabelle Fougère

Les humains ont commencé à évaluer le temps et à s’interroger sur sa durée il y a des millénaires. Est-ce que la science a favorisé l’évolution de notre perception à ce sujet ou bien est-ce l’évolution de notre perception du temps qui permis à la science d’évoluer ? Ou les deux ?

La science a fait évoluer la perception du temps. Lorsque les chasseurs cueilleurs sont devenus agriculteurs et éleveurs, ils ont alors fondé leur activité sur la succession des saisons. Cette première graduation du temps a eu lieu chez toutes les civilisations. Cette notion s’est peu à peu précisée et la science est intervenue de façon empirique. Les civilisations voulant laisser leur marque, exalter les grand faits et l’histoire de leurs souverains, il leur a fallu imaginer une chronologie la plus précise possible et la science est venue au service de cette volonté de préciser le contexte historique. Mais c’est à propos du temps géologique que la science a imposé une vision du temps qui n’était pas le temps que peuvent raconter les hommes. Aujourd’hui, des siècles plus tard, avec la physique quantique, la science bouscule complètement notre façon de voir le temps ou plus précisément de concevoir la durée.

Vous distinguez le temps et la durée ?

En tant que paléontologue, je peux parler de durée, de chronologie, de datation relative ou absolue, mais la notion de temps me dépasse un peu. Le physicien Etienne Klein en parle très bien, il fait clairement cette distinction.

Cette notion de durée a connu une véritable révolution lors de l’émergence de ce que l’on a appelé le « temps profond », c’est-à-dire le temps très long. Sa découverte est liée à l’avènement de la géologie et de la paléontologie qui ont alors amené une nouvelle vision de la chronologie de la Terre. Quelle était-elle ?

Dès l’Antiquité, les philosophes ont eu les premiers des intuitions quant au temps long, un temps qui dépasse l’expérience humaine. Les humains ont ensuite émis des hypothèses à propos des fossiles de coquilles marines qu’ils trouvaient dans la montagne. Comment étaient-elles arrivées là ? Que s’était-il produit, dont on n’avait pas idée ? Cette réflexion a baigné le monde occidental mais pas seulement, nous avons aussi retrouvé des traces de réflexions autour de poissons fossiles dans la Chine ancienne. Dans le monde occidental les choses se mettent véritablement en place au 17ᵉ siècle, à l’avènement de la géologie. Le premier stratigraphe édicte ce que l’on appelle les « lois fondamentales de la stratigraphie », qui établissent les empilements de couches sous terre, celles qui sont les plus au-dessous étant plus anciennes que celles qui se trouvent au-dessus. Il s’agit donc d’un mouvement assez tardif.

Au siècle suivant, le siècle des Lumières, le naturaliste Buffon réalise des expériences sur la notion du passage du temps. Il est convaincu, par intuition et culture philosophique commune aux savants de cette époque, de l’existence d’un temps très long dans l’histoire de l’univers. Il mène des expériences de refroidissement de la matière pour établir si la Terre est vraiment aussi récente qu’on veut bien le dire alors. Il en conclut que notre planète est vieille de plusieurs dizaines de milliers d’années et réfute ainsi le temps biblique qui compte seulement quelques milliers d’années. Buffon défend une véritable démarche scientifique qui vise à expliquer par comparaison une histoire beaucoup plus vaste. Il a une influence absolument considérable, même si l’Eglise lui demande de se récuser. La Sorbonne le condamne, mais ses idées circulent et se commentent tout de même, car il est malin et diplomate.

Mais le moment clé, c’est le 19 siècle…

À la fin du 18ᵉ siècle, deux chercheurs expriment le consensus des scientifiques vis-à-vis du temps profond, du temps long : il s’agit de Jean-Baptiste de Lamarck, qui est très connu, et de Jean-Claude Delamétherie, qui l’est beaucoup moins. Dans ses analyses de la nature des roches, ce dernier parle de « siècles innombrables » et il avance que si le temps est tout pour les humains, il n’est en revanche rien pour la nature. Lamarck, de son côté, avance que le temps donne la possibilité de changer et donc que l’évolution est liée au temps. Avec le temps tout se transforme, il parle d’un temps vertigineux qu’il ne mesure pas lui-même.

C’est une découverte fondamentale, mais qui ne fait pas encore consensus.

Celui que l’on appelle le « père de la paléontologie », Georges Cuvier, très célèbre en son temps n’admet pas cela par exemple. Il y a alors une dichotomie entre la notion de l’empilement des couches géologiques et la durée que cela a pris dans le temps. Il faut faire un effort, encore difficile à l’époque, pour aborder la question de la durée. Dans son grand ouvrage « Recherche sur les ossements fossiles« , Cuvier publie une des premières coupes stratigraphiques synthétiques de l’histoire de la planète qui lui a été envoyée par son ami explorateur Alexander Von Humboldt, mais il nie le temps long. Il se sert même de momies égyptiennes d’ibis pour montrer que ces derniers restent les mêmes depuis l’époque pharaonique et que le temps n’a rien changé. Les premiers stratigraphes ne sont donc pas évolutionnistes. Il leur faudra du temps pour envisager les couches qu’ils ont définies dans une continuité. D’où la notion de « catastrophisme », tirée de Cuvier pour expliquer qu’à chaque changement géologique, il s’agit d’une nouvelle création et non du produit d’une évolution. Ces auteurs sont matérialistes dans leur travail mais pas dans les conclusions qu’ils peuvent en tirer. À l’époque, la religion n’encourage pas les recherches alors que de nombreux naturalistes des 18es et 19e sont des prêtres. Le temps long va au-delà de ce que l’Église peut admettre.

Peut-on dire qu’après Lamarck et Delamétherie c’est Darwin qui va révolutionner la vision du temps ?

Oui, mais il n’est pas le seul. Quand Darwin fait son grand voyage autour du monde en bateau à bord du Beagle, il emmène avec lui les travaux du géologue Charles Lyell. Ce dernier est lamarckien du point de vue du temps, sans pour autant être évolutionniste. Darwin est celui qui relie véritablement le temps et l’évolution. Il fait des estimations sur le temps nécessaire pour déposer des couches de sédiments plus ou moins importantes d’après les travaux de la sédimentologie et il établit ainsi des durées considérables sur l’ère secondaire et le tertiaire. Il chiffre cela en centaines de millions d’années, s’approchant comme jamais de la réalité. Il ne donne pas un âge global à la Terre, mais il avance que l’ère tertiaire a duré trois cent millions d’années – il exagère car elle a duré « seulement » 65 millions d’années- . Évidemment, les critiques pleuvent. Les physiciens lui répondent qu’il est impossible que la Terre dépasse les cent millions d’années.

Mais ce qu’a établi Darwin change tout ?

Je suis un fan de Darwin, son intuition, l’esprit, le raisonnement et la méthode scientifique. Il a essayé de mesurer le temps de dépôt des sédiments et cela n’est pas anecdotique car son objectif était de montrer que dans cette période de temps phénoménale, les êtres évoluent. Il mélange le phénomène biologique qui l’intéresse et le contexte. Au milieu du 19ᵉ siècle, entre 1800 et 1860, cela va très vite. On est pour de bon dans le temps long. Darwin est celui qui s’approche le plus de la réalité et à partir de ce moment-là les débats ne se font plus sur le temps long ou le temps court mais sur la profondeur du temps long.

C’est la jonction entre biologie et notion du temps ?

Exactement

Cette découverte fait basculer la vision des scientifiques. Dans quelle mesure et comment cela modifie-t-il leur manière d’étudier le vivant ?

Sortir du récit hérité des grands textes des religions monothéistes pour asseoir toutes nos connaissances comme étant l’étape actuelle d’un long processus de réflexion représente une révolution pour les sciences. À partir du moment où l’on étudie le vivant, on est obligé d’enraciner les phénomènes actuels dans une histoire longue ne serait-ce que pour tenir une conversation contemporaine sur la crise de la biodiversité. Nous savons que cette dernière n’est pas un phénomène inédit, il y a toujours eu des crises, avec des tempos différents selon les époques. In fine on doit reconnaître que ce qui se passe aujourd’hui est, au contraire, inédit dans le temps. Il s’agit d’un phénomène extrêmement rapide par rapport à l’échelle géologique, et il se passe quelque chose de particulier. Cela, on ne peut l’établir que si l’on connaît la succession des différentes crises dans l’histoire de la planète.

Quels acquis fondamentaux cela a-t-il apporté à la paléontologie ?

Le temps long nous permet de donner le rythme de l’évolution de la planète. L’évolution géologique, la tectonique des plaques, font que la Terre n’a pas toujours eu la physionomie qu’elle a aujourd’hui. On constate un rythme saccadé de l’évolution, avec des périodes très lentes mais aussi des phénomènes brutaux – le brutal dans le temps géologique étant très différent à l’échelle géologique du brutal à l’échelle humaine-. Tout le monde connaît la crise du crétacé-tertiaire qui a vu l’extinction des dinosaures. Cette extinction est toujours associée à un phénomène brutal, avec l’événement le plus médiatisé d’un astéroïde gigantesque tombé au Mexique. Mais il faut y ajouter, pendant les derniers millions d’années du Crétacé, une situation de volcanisme phénoménal sur la Terre, avec d’immenses empilements de laves volcaniques qui diffusent des produits perturbant le climat, les circulations d’air et les ensoleillements. Du point de vue géologique, ces 2 millions d’années d’activité volcanique intense sont très très longs. Mais il est plus difficile pour nous de ressentir ce phénomène de volcanisme extraordinaire de 2 millions d’années que d’envisager l’astéroïde qui tombe d’un coup. Les phénomènes géologiques brutaux prennent du temps !

Oui et l’on parle à ce sujet de vertige. Comment, en tant que scientifique, fait-on avec ce vertige du temps profond ?

C’est un peu un piège pour les paléontologues ou les géologues. Nous jonglons avec les millions d’années. Il y a aujourd’hui une commission stratigraphique internationale qui publie la charte, l’échelle stratigraphique officielle de la Terre, avec de régulières retouches de datation, de plus en plus précises. Mais on a beau dire et connaître ces empilements de couches, il faut tout de même faire un effort pour les intégrer et saisir les processus.

Quand je dis que je travaille sur des spécimens de douze millions d’années, ce qui n’est pas très vieux, cela impressionne. Mais à côté des découvertes de fossiles de plus de 400 millions d’années dans la Montagne Noire, c’est extrêmement peu !

Il y a toutes sortes de temps, le temps des générations, le temps historique, avec des échelles très variées. Comment les articuler lorsque l’on étudie le vivant ?

Le temps de l’évolution du vivant, c’est une flèche. Tout dépend du niveau d’observation. Si je dégage des fossiles dans un site de 15 millions ou 30 millions d’années, rien ne change dans ma perception immédiate de ce que je suis en train de faire. En revanche, si je travaille sur du bois fossile et sur les cercles de croissance de l’arbre, je peux, même si l’arbre a soixante millions d’années, travailler en même temps sur sa croissance individuelle. C’est la même chose avec la croissance des défenses des éléphants : on peut établir des récits à l’échelle des vies d’individus qui ont vécu il y a 15 ou 20 000 ans. Le cadre de pensée du scientifique aujourd’hui est le temps long mais ensuite selon les cas il travaille dans une autre échelle donnée.

Prendre en compte le temps long peut-il questionner ou modifier, dans un registre plus métaphysique, notre perception de la place de l’humain dans la nature ?

Tout à fait. Cela permet de relativiser considérablement ce que l’on appelle les « événements », les « périodes ». Prenons l’impact de l’homme sur la planète : avec le sens du temps long et de l’évolution des milieux en fonction du temps, on voit les choses autrement. Au Quaternaire, par exemple, quand il y a des glaciations, il fait très froid en Europe, il pleut énormément au Sahara et au Proche Orient, donc l’environnement n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui. C’est brutal sur le plan géologique mais c’est long à la fois. Se souvenir que les derniers pics glaciaires remontent à 25 000 ans, puisque les zones climatiques actuelles se mettent en place il y a 10 000 ans avant notre ère, permet de juger de l’impact véritable des activités humaines. Vous rencontrerez peu de biologistes et de géologues désinvoltes avec l’évolution actuelle de l’environnement et face au rôle des humains. Nous savons tous pertinemment qu’un changement climatique équivalent à celui relevé aujourd’hui prolongé sur deux siècles, cela n’existe pas au rythme géologique, c’est du jamais vu. Quand on est familier du temps long on perçoit mieux la brutalité du changement à l’œuvre actuellement. Même si la mer n’est montée que de quelques centimètres ces 50 dernières années, si l’on multiplie par des durées de temps, ne serait-ce que de dix, cela devient inquiétant, et à très court terme. Deux siècles, pour nous c’est beaucoup, mais ce n’est rien pour le temps long géologique.