Dans les yeux de l’ourse via une caméra embarquée
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Article rédigés par :
HENRI CAP, Docteur en éthologie, chargé des collections de zoologie, Muséum de Toulouse
et GEORGES GONZALEZ, laboratoire Comportement et Ecologie de la Faune Sauvage/INRAe Auzeville.
En 2013, une ourse sauvage slovène baptisée Tolosa a filmé tous ses déplacements et comportements pendant un mois en Slovénie. La réalisation de cette banque d’images animées, précieuse pour la compréhension des comportements de cet animal sauvage, a nécessité deux ans de travail. Ce projet unique vous est ici raconté et illustré par des vidéos permettant de s’immerger dans l’univers spécifique d’un ours brun d’Europe. Alors attachez vos ceintures et prenez place dans les yeux de l’ourse, comme si vous y étiez !
Le projet : suivre le quotidien d’un ours brun en vidéo depuis ses yeux
Le Muséum de Toulouse et Blizzard Productions ont mis en place un projet de caméra embarquée couplée à un collier GPS, une expérience unique en Europe, sur un ours brun sauvage (Ursus arctos arctos). L’objectif de ce projet était de collecter des comportements naturels de l’ourse en vidéo et, ainsi, de faire progresser les connaissances scientifiques sur les ours en général tout en sensibilisant le public à cette espèce. Outre le fait d’équiper pour la première fois un ours brun européen, l’originalité de cette opération concernait la longueur des séquences enregistrées (5 minutes/heure, 12 heures/jour, de 7 h du matin à 18 h, pendant 20 jours, soit plus de 20 heures de film au total), permettant ainsi au public de se mettre véritablement dans la peau d’une ourse, voyant avec ses yeux et se mouvant avec elle.
Mise en œuvre du projet
Une ourse femelle adulte de 4-5 ans (80 kg) a été capturée dans la réserve de Jelen au sud-est de la Slovénie le 6 octobre 2013 par l’équipe slovène de Marko Jonozovic du service des forêts slovènes, responsable de la gestion des ours dans le pays, et l’équipe française (Henri Cap, Muséum de Toulouse à l’initiative du projet, et Michel Tonelli, Blizzard Productions, réalisateur). La jeune femelle fut équipée d’un système embarqué comprenant un collier et une caméra. L’ourse fut baptisée Tolosa, en hommage à la ville de Toulouse et à ses habitants.
Sur la partie supérieure du collier, se trouve l’émetteur qui transmet les données GPS ainsi qu’un accéléromètre mesurant les mouvements dans l’espace de l’ourse, instrument fourni par l’Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC/CNRS) de Strasbourg. Sous le cou de l’animal, au niveau ventral du collier, se trouve la caméra qui peut stocker jusqu’à 22 h de film (fig. 1).
Le GPS et le signal VHF ont été testés avant le départ au sein du laboratoire Comportement et Écologie de la Faune Sauvage (CEFS/INRA) d’Auzeville. Tous les trajets de Tolosa ont été suivis avec succès (un point GPS toutes les 30 minutes). La caméra, déclenchée le 6 octobre 2013, a filmé durant tout le mois d’octobre et a été récupérée par Michel Tonelli et l’équipe slovène lorsque le collier est tombé, comme programmé en amont, le 4 novembre 2013 à 6h30.
Etudes précédentes
Depuis la fin des années 1980, les dispositifs de caméras embarquées ont connu des améliorations techniques permettant leur application à un grand nombre d’espèces. Pour ce qui concerne les ursidés, un ours brun américain (grizzly), Ursus arctos horribilis, fut équipé d’un collier GPS muni d’une caméra afin de mesurer le taux de prédation sur les faons de diverses espèces de cervidés (bassin de Nelchina en Alaska), en 2011).
Parmi les nombreuses recherches ultérieures, une investigation, toujours en cours, permet de mieux comprendre le métabolisme et les stratégies alimentaires de l’ours polaire, Ursus maritimus, notamment en termes d’enjeux de conservation face au réchauffement des régions polaires (travaux de A.M. Pagano à Anchorage, Alaska).
Toutefois, aucune étude n’avait jamais été menée sur l’ours brun européen Ursus arctos arctos, bien que l’Europe soit l’une des régions les plus problématiques en termes de coexistence entre grands prédateurs et activités humaines.
Objectifs
Le premier objectif de cette étude était de montrer au public et à la communauté scientifique un film sur l’univers propre spécifique (“umwelt”, l’environnement sensoriel propre à une espèce ou à un individu) d’un ours sauvage. Bien qu’en Europe, l’activité nocturne des ours soit plus importante que dans d’autres régions du globe, la programmation de l’échantillonnage des vidéos s’est faite en privilégiant les phases diurnes. Ce partage du savoir constitue l’une des missions des muséums dans leur sensibilisation à la nature.
Le second objectif était de tester le dispositif de caméra embarquée en tant qu’outil pertinent pour améliorer la connaissance scientifique sur l’umwelt de l’ours brun, en termes d’utilisation de l’habitat et de bilan d’activité.
Choix d’une ourse de 5 ans sans petits
Le choix de capturer une femelle (ni trop jeune ni trop âgée) non suitée (sans petits) était une priorité pour le service des forêts de Slovénie à cause du risque d’une réaction allergique mortelle suite à l’anesthésie. Les mâles sont à éviter du fait de leur agressivité (risque d’endommager le collier) et aussi parce qu’ils sont susceptibles d’être abattus lors des chasses (trophée, rentrée de devises et aussi pour réguler la population d’ours brun à 500 individus dans ce pays dont la taille est inférieure à deux départements français des Pyrénées).
Résultats
La chute programmée du collier (drop off) a permis de récupérer la caméra le 4 novembre 2013. Les séquences vidéo enregistrées ont été analysées en janvier 2014 au Muséum de Toulouse et au laboratoire Comportement et Écologie de la Faune Sauvage (CEFS) de l’INRAe de Castanet-Tolosan, puis montées au Muséum de Toulouse. Au total, 20 h d’enregistrements vidéo, soit 264 séquences de 5 minutes, ont été analysées (correspondant à 8000 fichiers de 10 secondes !). Ces analyses avaient pour but d’établir l’éthogramme1 des actes moteurs, le bilan d’activités diurnes et de mieux comprendre l’utilisation de l’habitat.
Le GPS a été programmé pour émettre toutes les 30 minutes. L’analyse des trajectoires GPS a ainsi permis d’estimer l’aire vitale de l’ourse Tolosa à 300 km2, bien que 90 % de son temps ait été passé dans une aire de 50 km2.
Figures 2 droite et gauche :
Estimation de l’aire vitale de l’ourse Tolosa en octobre 2013 (crédit : Michel Tonelli, Blizzard Productions)
Les périodes d’activités ont eu lieu surtout tôt le matin, avant 10 h, puis après une période de repos, les actes moteurs augmentent à 16 h (fig. 3), ce qui confirme la littérature scientifique sur le comportement de l’espèce.
L’activité, mesurée en termes de fréquence de transition entre actes moteurs, diminue dès la fin du mois d’octobre (ligne rouge) bien avant la période d’entrée en hivernation (fig. 4). Ceci constitue une donnée originale encore jamais mesurée avec cette méthode.
Les différents comportements sont listés sur la fig. 5 et illustrés sur la fig. 6. Les données les plus intéressantes correspondent à des images montrant Tolosa marchant en équilibre sur une crête rocheuse à plusieurs centaines de mètres en aplomb de la vallée, ce qui tend à confirmer l’adaptation des ours slovènes à un biotope montagnard.
Concernant les activités alimentaires, elles se sont principalement concentrées sur les faînes de hêtre et les baies de sorbier blanc, mais aussi sur les prunelles et dans une moindre mesure sur les insectes (fig. 7).
Vingt heures d’enregistrements vidéos à découvrir en images
Les séquences vidéo en lien avec chaque activité peuvent être visionnées ici :
Playlist « Dans les yeux de l’ourse »
Ou vous pouvez visionner une journée type complète recomposée :
Il s’agit d’une série de séquences vidéo assemblées pour illustrer une journée type de l’ourse Tolosa :
- une forte activité alimentaire et/ou locomotrice de 7 h à 9 h du matin,
- puis, une phase de repos (enregistrements de Tolosa en train de rêver) jusqu’à 15 h
- et une reprise d’activité vers 16 h jusqu’à 18 h.
Les relevés GPS (toutes les 30 minutes) indiquent une forte activité durant la nuit où la plupart des longs déplacements sont effectués (jusqu’à 12 km). Au total, Tolosa aura parcouru 162 km en 27 jours (soit en moyenne plus de 5 km/jour), principalement de nuit.
cc by-sa Muséum de Toulouse-Blizzard Productions-Parc animalier des Pyrénées.
Exploitation et utilisation des films
En 2014, les images extraites des films issus de la caméra embarquée ont été diffusées sur les grandes chaînes françaises et internationales et partagées sur le web et sur l’écran géant du hall d’accueil du Muséum de Toulouse. Ces vidéos ont aussi accompagné l’exposition temporaire puis itinérante « Ours : Mythes et réalités » [2013-2014].
Le collier et la caméra ont été intégrés aux collections du Muséum de Toulouse et, après leur exposition pendant quelques semaines dans une vitrine dans le hall d’accueil en 2014, ils sont à nouveau présentés au public jusqu’en août 2024.
Enfin en octobre 2014, la synthèse de ces résultats a été présentée à la 23ème Conférence internationale sur la recherche et la gestion des ours à Thessalonique, en Grèce (voir le poster scientifique en français ou en anglais). Le film synthétisant une journée d’ourse a retenu l’attention des spécialistes du monde entier.
Conclusion
Cette étude illustre l’efficacité du dispositif de caméra embarquée pour améliorer notre connaissance sur les ours. Bien que limités aux phases diurnes, ces enregistrements ont fourni des données inédites et de grande valeur, en particulier sur le taux d’activité avant l’hivernation, le régime alimentaire et sur les interactions avec l’environnement anthropique.
L’intérêt de cette aventure, au-delà de l’aspect scientifique, aura été de tisser des liens entre des Hommes et par-delà les frontières, mais aussi avec l’ourse Tolosa dont il a été possible de côtoyer l’intimité au long des nombreuses heures de dépouillage des vidéos recueillies. Il est à souligner que cette digne représentante d’une espèce, encore trop méconnue chez nous, se portait très bien plusieurs années après sa capture (aux côtés d’un ours mâle !). Elle nous a permis d’en savoir davantage sur l’univers propre de l’ours brun, espèce du patrimoine naturel de la biodiversité pyrénéenne.
Note
- Un éthogramme est une liste exhaustive des différents comportements émis par une espèce ou un individu 1. Il inclut également la description précise, formelle (physique) ou fonctionnelle, de chacun de ces comportements. La réalisation d’un éthogramme se fait par des observations et permet la comparaison de différentes études traitant d’une même espèce.
Remerciements
A Tolosa, Michel Tonelli (Blizzard Productions), Serge Mounard (Parc animalier des Pyrénées d’Argelès-Gazost), Marko Jonozovic (Service des forêts de Slovénie), Tanguy Dausfrene (INRAe Montpellier), Pierre-Yves Quenette et Jean-Jacques Camarra (OFB ex ONCFS), Yves Handrich (CNRS/IPHC Strasbourg) et aux équipes du muséum de Toulouse.
Références
- Kaczensky P. et al. 2006. Activity patterns of brown bears (Ursus arctos) in Slovenia and Croatia. J. of Zoology 269: 474-485.
- Lavelle M.J. et al. 2012. Utility of improvised video-camera collars for collecting contact data from white-tailed deer: Possibilities in disease transmission studies. Wildlife Society Bulletin, 36: 828-834.
- Moll RJ. et al. 2007. A new ‘view’ of ecology and conservation through animal-borne video systems. Trends in ecology & evolution, 22: 660-668.
- Pagano, A. M. et al. 2024. Polar bear energetic and behavioral strategies on land with implications for surviving the ice-free period. Nature Communications, 15(1), 947. https://www.nature.com/articles/s41467-023-44682-1.pdf
- Rutz C. et al. 2007. Video Cameras on Wild Birds. Science, 318 : 765-765.
- Thompson I.D. et al. 2012. Application of a high-resolution animal-borne remote video camera with global positioning for wildlife study: Observations on the secret lives of woodland caribou. Wildlife Society Bulletin, 36: 365-370.
- Woodford R. 2012. Alaska fish and wildlife news, Brown bear video. http://www.adfg.alaska.gov/index.cfm? adfg=wildlifenews.view_article&articles_id=540
Image d’en tête : L’ourse Tolosa, Ursus arctos arctos, équipée d’un collier GPS avec caméra embarquée, Slovénie, 2013. Crédit : Michel Tonelli/Blizzard Productions.