L’acoustique des cétacés

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NADEGE GANDILHON, Cétologue et biologiste marin – Cabinet d’Expertises et de Recherches NG
OLIVIER ADAM, Professeur en bioacoustique, Institut d’Alembert, Sorbonne Université

Les 93 espèces de cétacés sont répartissent en deux sous-ordres : les cétacés à dents et ceux à fanons. Ces mammifères marins sont dotés de spécialisations sensorielles (vue, toucher, audition, goût et odorat) avec des comportements et des structures sociales distinctes, évoluant grâce à des échanges acoustiques sophistiqués qui fascinent et interrogent les scientifiques depuis de longues années.

1. Le rôle vital de la communication vocale des cétacés

Tous les cétacés sont vocalement actifs et ont la capacité d’émettre des sons d’intensité acoustique et de fréquences variées. Ces émissions sonores jouent des rôles cruciaux pour structurer leur groupe, se repérer, s’alimenter, socialiser, coopérer, se reproduire et pour l’apprentissage des jeunes. Les odontocètes (ou cétacés à dents), qui comprennent notamment les dauphins, les orques et les cachalots, utilisent un langage à base de sons impulsifs très brefs, appelés clics, émis pour l’écholocation et des sifflements pour la communication et les interactions sociales. Parmi les mysticètes (cétacés à fanons), les baleines à bosse et les baleines boréales émettent des chants complexes.

Chant de la baleine à bosse. Crédit : Nadège Gandilhon

Symphonie de chants sophistiqués des baleines à bosse

Les baleines à bosse mâles (Megaptera novaeangliae) chantent principalement pendant la saison de reproduction, correspondant aux mois d’hiver dans les hémisphères (janvier-mars dans l’hémisphère nord et juillet-sept dans l’hémisphère sud). La structure complexe de ces chants avec des fréquences allant des infrasons aux hautes fréquences dont une large partie dans notre bande auditive. Variant entre 20 Hz et 10 kHz, ces vocalisations, appelées unités sonores, sont organisés en phrases que la baleine va répéter sous forme de leitmotivs. Décrit en 1971 par Roger Payne et Scott McVay, ces chants, émis par les mâles, durent entre 10 et 20 min, et vont évoluer au cours d’une même saison et d’une saison à l’autre. Bien que ces sons aient d’abord été interprétés comme des appels pour attirer les femelles, Peter Tyack (1984) a montré que celles-ci avaient tendance à rester à distance voire à s’en éloigner. Ces découvertes suggèrent que les chants servent plutôt à délimiter les territoires entre mâles ou à impressionner des concurrents lors de leurs stratégies d’accouplement. Ces chants participent aussi à la transmission culturelle lors de leurs migrations entre les aires d’alimentation et celles de reproduction, parcours que nous avons décrits entre les Caraïbes et l’Atlantique Nord (Kennedy et al., 2014).

cétacés, baleine à bosse porté par sa mère
Nouveau-né de baleine à bosse porté par sa mère. Crédit : CETAMADA

Les vocalisations des mysticètes sont générées à l’intérieur de leur système respiratoire, comme chez nous et les autres mammifères. Toutefois, ces grandes baleines n’ont pas de cordes vocales. En fait, leurs émissions sonores proviennent de leur trachée, et plus précisément de la jonction entre celle-ci et une poche d’air, située juste en-dessous et qu’on appelle le sac laryngé. Son 1er rôle est de stocker de l’air en réserve pour prolonger les durées des apnées. Or, ce sac est maintenu à la trachée par deux cartilages, appelés cartilages aryténoïdes. Ainsi, en ajustant le flux d’air qui vient des poumons, et en ouvrant légèrement ces cartilages, la baleine va mettre en vibration les membranes qui recouvrent ces deux cartilages et créer ainsi des vocalisations (Reidenberg & Laitman, 2007 ; Gandilhon et al., 2015). Nous avons montré qu’elle peut positionner ces cartilages de différentes façons de façon à choisir le volume des membranes qui vont vibrer, permettant ainsi de générer des sons plus ou moins complexe (Adam et al., 2013).

Une des questions que les scientifiques continuent à se poser actuellement au sujet de ces vocalisations est la recherche d’une signature vocale individuelle dans les émissions sonores de ces grandes baleines.

Le grand dauphin : un maestro des pulses, clics et sifflements

Grands dauphins.
Crédit : BREACH

Les grands dauphins (Tursiops truncatus), cétacés à dents, produisent trois types de sons distincts : les clics pour l’écholocation, les sifflements pour les interactions sociales, et les sons pulsés utilisés notamment pour la recherche de nourriture et les comportements agressifs (Janik, 2009). Les clics, produits par les vibrations des lèvres phoniques situées sous l’évent, se propagent dans le melon, une masse graisseuse rendant ces émissions sonores plus directives. Les échos acoustiques sont renvoyés par la cible visée et le dauphin va les analyser pour en déduire des informations sur la taille, la texture et éventuellement les déplacements, comme le font les chauves-souris pour suivre un insecte évoluant devant elles.

D’autre part, chaque individu a un sifflement qui lui est propre, comme une signature acoustique unique, un « nom » qu’il utilise pour s’identifier. Ainsi, ces cétacés peuvent se reconnaître même après plusieurs années de séparation, signe d’une mémoire sociale exceptionnelle. Des recherches plus récentes montrent qu’ils utilisent également cette signature pour se présenter à d’autres groupes, renforçant les liens sociaux au sein de leurs interactions acoustiques (King et al., 2013).

L’orque : une diva aux multiples registres

L’orque (Orcinus orca), avec le répertoire vocal le plus étendu des odontocètes, utilise une variété de sons allant des sifflements aigus aux clics et glapissements, couvrant une bande fréquentielle de 0,1 à 40 kHz. Ces émissions sonores leur permettent d’interagir au sein de groupes sociaux fortement structurés. Les orques possèdent des adaptations acoustiques spécifiques, rendant leur étude indispensable pour comprendre leurs interactions intra et inter groupes. Le concept de « clan acoustique », introduit par Yurk & Barrett-Lennard et al., (2002), définit des groupes d’orques partageant un répertoire commun de sons. Plus récemment, on peut citer l’apport de l’intelligence artificielle utilisée pour classer plus de 200 000 vocalisations, dans le projet « Orca Slang » (Bergler et al., 2021). Cette méthode numérique vise à analyser, plus finement, les modulations complexes des sons et ainsi mieux comprendre les dynamiques sociales et écologiques de ces clans.

cétacés, orques ibériques
Orques ibériques. Crédit : Nadège GANDILHON

Le cachalot : architecte des clics

cétacés, un cachalot
Cachalot, Physeter macrocephalus. Crédit : Nadège GANDILHON

Les cachalots (Physeter macrocephalus) produisent plusieurs types de clics, dont les « Regular clicks » pour l’écholocation, les « Codas » pour la communication sociale, et les « Creaks » utilisés pendant la chasse ainsi que les « Trumpet calls », signaux courts, légèrement harmoniques. Les codas, émis principalement par les femelles et les jeunes, sont des séquences structurées indiquant une probable identification individuelle ou celle du clan social (Whitehead, 2003). Les clics d’écholocalisation, puissants et directionnels, permettent aux cachalots de localiser leurs proies à grande distance. Il est intéressant de noter que ces clics sont en fait une succession de plusieurs pulsations très proches les unes des autres, et que les temps entre ces pulsations sont proportionnels à la taille de la tête. Cela permet aux biologistes, par allométrie, c’est-à-dire une équation entre une partie du corps et le corps dans son ensemble, d’estimer la taille d’un individu. L’organe du spermaceti chez le cachalot sert à focaliser les clics d’écholocation, en dirigeant les ondes sonores grâce à sa structure lipidique. Des chercheurs comme Hal Whitehead et Peter Tyack ont contribué à la compréhension de ces mécanismes ainsi que l’équipe du Professeur Olivier Adam depuis 2003.

L’audition des cétacés : survivre dans un monde de plus en plus bruyant

Dans des océans où les bruits d’origine humaine augmentent dangereusement, l’audition fine des cétacés est mise à l’épreuve. Selon leur sensibilité auditive, ces mammifères marins subissent désorientation, masquage sonore et même surdité temporaire ou permanente. Toutes les activités anthropiques sont bruyantes, et le 1er objectif a été de les classer en fonction des types de bruits, de leurs intensités sonores et des bandes fréquentielles. Dans un 2e temps, plusieurs études ont permis d’évaluer le niveau des impacts sur les cétacés. Ces travaux ont été réalisés à partir d’observations comportementales et de mesures de potentiels évoqués auditifs. Ainsi, il a été montré que certaines activités, comme la prospection pétrolière, le trafic maritime lorsqu’il est dense et certains sonars militaires fragilisaient les groupes de cétacés pouvant même aller à des risques de perturbation intense jusqu’à l’échouage.

Car l’audition en effet est le sens le plus important dans la survie des cétacés. Pour mieux les étudier, et parce que nous n’avons pas d’information sur certaines espèces discrètes très peu observées dans leur milieu naturel, les scientifiques ont proposé de les regrouper en 3 grandes catégories acoustiques : les cétacés dits basses fréquences (groupe incluant tous les mysticètes), les cétacés hautes fréquences (avec pratiquement tous les odontocètes) et les cétacés très hautes fréquences (concernant les petits odontocètes et les cétacés d’eau douce) (Southall et al., 2019).

L’objectif est de proposer des seuils adaptés à des réactions différentes de ces espèces. Car les activités humaines génèrent des sons sous-marins qui peuvent altérer leur audition et affecter leurs comportements. Et ceci est préoccupant du fait de l’augmentation régulière des bruits d’origine humaine dans les océans. Cela pose aujourd’hui des défis pour la conservation de ces espèces, rendant urgent le besoin de limiter la pollution sonore dans les océans (Adam, 2024).

2. Écouter pour protéger : la science au service des cétacés

Le cétoscope. Crédits : Olivier ADAM, Yann DOH, TERRE-MER-Veille et ABYSS

Technologies d’avant-garde pour une observation respectueuse

L’étude des sons émis par les cétacés est cruciale pour mieux décrire leurs sociétés, leurs stratégies collectives pour réussir leurs activités vitales, et aussi pour évaluer l’impact des activités humaines permettant ainsi de mieux caractériser voire de développer des mesures idoines pour la conservation des océans et la protection de ces mammifères.

Pour cela, la collecte passe par des hydrophones fixes ou mobiles pour capturer les paysages sonores sous-marins, incluant l’ensemble des sources sonores. On peut ainsi se focaliser sur l’anthropophonie (sons des activités humaines, comme le trafic maritime), la géophonie (sons de l’environnement, comme la pluie, la fonte des glaces, les tremblements de terre) et la biophonie (sons du vivant).

Pour les cétacés, ces enregistrements acoustiques permettent d’analyser leurs répertoires et aussi de détecter leur présence. Lorsque l’on dispose de plusieurs hydrophones, il est possible de mesurer les temps d’arrivée de l’onde acoustique sur chacun d’entre eux. Ensuite, il s’agit de comparer ces temps pour en déduire les positions successives des cétacés et ainsi reconstituer leurs chasses en profondeur. On appelle cette méthode, la triangulation acoustique.

Récemment, plusieurs équipes dont la nôtre s’intéresse aux comportements de surface de certains cétacés incluant les dauphins, les cachalots et les baleines à bosse. En plus de procéder à des enregistrements acoustiques, l’objectif est de faire des observations visuelles, à l’aide d’une ou plusieurs caméras, comme c’est le cas pour le dispositif Cétoscope (fig. 5) (Doh et al., 2023). Il s’agit d’une structure équipée de 6 caméras Go Pros et de 4 hydrophones que l’on déploie dans l’eau à partir du bateau. Ainsi, on enregistre visuellement les cétacés évoluant tout autour du dispositif, d’une part pour les identifier et d’autre part, pour informer sur leurs comportements et leurs interactions. Les hydrophones sont ensuite utilisés pour enregistrer leurs émissions sonores, pour décrire leurs émissions vocales, pour identifier les locuteurs et aussi pour reconstituer leurs trajectoires 3D. Cet outil innovant a été utilisé au large de la Réunion pour suivre un groupe de dauphins permettant de montrer que les individus du groupe utilisaient les clics d’un leader acoustique comme de leur propre écholocalisation.

Mais du fait que les cétacés sont très mobiles, on a recouru également à des balises électroniques que l’on va ventouser directement sur les cétacés. Nous utilisons cette technique dans un grand projet ambitieux visant à décrire les interactions entre les mères et les baleineaux chez la baleine à bosse. Ce programme scientifique qui se fait à Madagascar en collaboration avec l’Université Paris Saclay, l’Université d’Antananarivo et l’association Cétamada, a permis de dévoiler le recours à des vocalisations dès les premiers jours des baleineaux et en réponse les grognements de leur mère, montrant l’importance de la communication pour le développement des jeunes cétacés.

Depuis les deux dernières décennies, il y a eu également beaucoup de progrès dans la robotisation de certaines plateformes. Nous déployons des gliders, planeurs sous-marins, pour aller à l’encontre des cétacés et sur des grandes distances. Nous avons développé également un voilier autonome comme le projet MMSUV créé pour collecter des données environnementales et acoustiques sans impact sur le milieu marin (projet européen MARTERA).

Nouvelles pistes de recherche

Les études acoustiques récentes explorent des sujets captivants : interactions mère-petit, synchronisation des actions et transmission culturelle. Ces découvertes enrichissent notre compréhension des cétacés et ouvrent la voie à des mesures de conservation plus ciblées.

Pourquoi protéger les cétacés ? Ils sont les gardiens de l’écosystème marin

Les cétacés jouent un rôle fondamental dans l’écosystème marin comme « espèces parapluie ».

Leurs comportements sociaux et leurs vocalisations, rendus complexes par des millions d’années d’évolution, en font des espèces à la fois fascinantes et vulnérables. Loin du mythe du « monde du silence », les océans résonnent de leurs chants, clics et sifflements mais également de la pollution sonore croissante dans les océans qu’il est urgent de limiter et réguler afin de garantir la survie de ces mammifères marins et de faire coexister les espèces.

cétacés et bateaux
La coexistence des espèces. Crédit : LES PEUPLES DE LA MER

Nadège Gandilhon

Contact : ngandilhon75@gmail.com

Olivier Adam

Contact : olivier.adam@sorbonne-universite.fr

Bibliographie

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