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jeudi 29 mai

Science sans conscience… ? Une réflexion philosophique sur la biologie et ses tentations technologiques

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En marge de l’exposition Géants, ce grand entretien s’intéresse à la fascination pour les espèces disparues et tout particulièrement à la démarche de « désextinction », ce processus de création d’espèces apparentées à des espèces éteintes, grâce aux récentes avancées en génétique et en biologie.

En mars dernier, une société américaine de biotechnologie annonçait la création d’une espèce de souris génétiquement modifiées, s’inspirant des données provenant du génome de mammouths laineux, disparus de la Terre il y a environ 10 000 ans. L’équipe scientifique affirmait qu’il s’agissait de la « première étape » vers la « désextinction » de cet animal venu du fond des âges.

Sur les enjeux de ces pratiques qui soulèvent de nombreux problèmes, non seulement techniques mais aussi philosophiques, sociétaux et éthiques, Vox Muséum a souhaité demander son avis à un philosophe, Paul-Antoine Miquel, qui enseigne la philosophie contemporaine et qui s’intéresse tout particulièrement au vivant et à la recherche sur les systèmes biologiques.

« Quand on veut changer ce que l’on ne connaît pas suffisamment, on ne peut en mesurer les conséquences. Comme le disait le poète anglais Alexander Pope : « a little learning is a dangerous thing » ».

Paul-Antoine Miquel

Paul-Antoine Miquel interroge depuis de nombreuses années le rapport de la science au vivant. Il a d’abord mené des recherches d’épistémologie critique et montré les limites de l’utilisation de métaphores informatiques en biologie. Il a ensuite tenté de mettre l’accent sur ce qui spécifie la complexité des systèmes biologiques. Ils ont une physiologie : ils sont capables de contrôler et de réguler leur organisation. Mais ils peuvent aussi mettre en mémoire, anticiper et corriger les multiples formes de dysfonctionnements et d’anomalies qui se présentent sans cesse en eux-mêmes et dans leur environnement. En deux mots : ils ont une adaptabilité. Enfin il a rappelé la différence fondamentale qui existe entre la biologie et la physique : il n’existe pas encore à ce jour une véritable biologie théorique. On sait intervenir sur le vivant, mais on ne sait pas véritablement l’expliquer. C’est la raison pour laquelle le chercheur alerte aujourd’hui sur certaines démarches de manipulations génétiques : du fait que la biologie reste essentiellement expérimentale, non théorique, il lui est difficile de contrôler les transformations qu’elle est pourtant capable d’opérer.

Comment le philosophe que vous êtes dialogue-t-il avec la science ? Avec ce regard critique sur la façon de conceptualiser aujourd’hui le vivant ?

J’essaye, en tant que philosophe, de comprendre dans quel cadre on devrait se placer pour étudier le vivant. En biologie, la démarche est fondamentalement expérimentale. On fait des expériences et on utilise aussi des modèles pour simuler les comportements des systèmes que l’on analyse, mais il n’y a pas véritablement de théorie derrière ces modèles. On fabrique des images, ce que j’appelle des « schèmes conceptuels ». Par exemple, pour comprendre les systèmes biologiques on se réfère depuis longtemps à l’image de la machine, comme si ce que l’homme fabriquait artificiellement ressemblait à la manière dont fonctionnent les êtres vivants dans la nature. Et à partir de ces images, on lance des hypothèses expérimentales, avec plus ou moins de réussite. Au XVII ème siècle c’était l’image de la montre. Puis au XIXème et XX ème, l’image du thermostat du radiateur, et enfin l’image de l’ordinateur. Les philosophes peuvent apporter un regard critique et mettre en lumière les limites de cette démarche : si on utilise l’image de l’ordinateur, où est donc le programme ? Dans les gènes, dans les cellules ? Où est le déterminisme ? Est-il génétique ou cellulaire ?

Approchez-vous la dimension éthique de la recherche ? Tout ce que la science est capable de faire aujourd’hui avec le vivant peut-il être fait, comme faire renaitre des espèces disparues grâce à la génétique ? Faut-il au contraire mettre des limites ?

Je pense d’abord que cette question n’est pas seulement éthique, elle est aussi politique et j’y tiens. Il y a là un problème très épais. Il ne s’agit pas seulement de limites. Soyons clairs, il n’existe pas pour le moment de biologie théorique. Il en existe des morceaux seulement. Souvent on essaye de le nier. S’il existe bien des théories en physique, ce n’est pas le cas en biologie qui reste aujourd’hui ce que j’appelle une « technoscience ». C’est une discipline qui s’appuie sur des images, qui fait des hypothèses, construit des modèles, et, à partir de là, teste ses hypothèses. En réalité, je ne sais pas ce que c’est qu’un organisme, je ne sais pas ce que c’est que la complexité biologique, dans le sens où je ne sais pas la théoriser. On peut bien sûr exposer des idées, mais aujourd’hui personne ne sait aller plus loin.

Pourquoi cela représente-t ’il un danger ?

Le cadre actuel de la technoscience c’est une puissance technologique très grande, mais pour des résultats qui sont toujours locaux, contextuels, sans savoir quels seront les effets à long terme. C’est dangereux et ça pose un problème politique pour la démocratie. Le développement technologique peut chercher à continuer dans telle ou telle direction, de manière partiellement autonome, et cela même si on essaye d’infléchir ou de contourner cette direction. Le développement technologique n’est absolument pas neutre au niveau des normes, il fabrique ses propres normes qui peuvent être par exemple : « plus c’est toujours mieux », « ce qui peut être fait le sera », « on n’arrête pas le TGV du futur ». Au fur et à mesure de ce développement, se créé une culture liée à ces normes, qui tend à renforcer celles-ci, dans une sorte de structure en boucle qui pousse le développement à toujours davantage se développer lui-même. Se posent alors deux problèmes. L’absence de véritable contrôle théorique de ce développement qui se poursuit, contrôle qui permettrait de dire « attention » quand cela serait dangereux par exemple. Et, en face, une puissance et une efficacité toujours plus grandes. La relation est de plus en plus exponentielle entre la vitesse du développement d’un côté et la capacité de le contrôler de l’autre : on appelle cela de la disruption. Le système comporte de plus en plus de risques.

Comment mieux contrôler ce phénomène ?

Cela avance trop vite pour être contrôlé. Du fait que le vivant n’est pas encore théorisé, ce processus n’est pas véritablement contrôlable. Quand on intervient sur un système, alors que l’on ne sait pas véritablement comment il fonctionne, même en faisant confiance à ce que l’on a observé, il peut arriver que le système se comporte tout à fait autrement que ce que l’on attendait. Le fait de faire croire que l’on sait comment cela marche, alors que l’on ne sait pas complètement, laisse croire que l’on est en mesure de contrôler alors que c’est faux. Je peux vous donner l’exemple des ciseaux moléculaires, cette technique de génie génétique qui permet de modifier une séquence ADN de façon ciblée. Cette technique vient du système immunitaire des bactéries. Les connaissances sur ce système ont permis de trouver le moyen de découper l’ADN comme on le souhaite. On peut, à partir de là, faire ce qu’on appelle des expériences de « gain de fonction ». Je prends un virus ADN, ou une bactérie, et je change avec beaucoup de précision un de ses gènes pour voir ce que cela produit. On peut donc faire des virus génétiquement modifiés : des coronavirus ou du H5N1 améliorés… Cela peut déraper. Il y a eu un moratoire contre ces expériences aux USA en octobre 2014, après des expériences sulfureuses menées en 2011 sur le virus H5N1, et après qu’on ait découvert en juillet 2014, dans un placard du NIH, six flacons de variole dans un carton qui datait des années 50 ! Ce moratoire a bien entendu été supprimé par le Président Donald Trump lors de son premier mandat. On pourrait en rire, mais il n’y a eu aucun geste équivalent en Europe. Que fait donc la Commission ?

L’enjeu est grave…

Depuis 1980, les scandales sanitaires se sont multipliés, de l’affaire du sang contaminé à l’absence d’une enquête sérieuse sur les origines du Covid, en passant par la maladie de la vache folle et le Médiator. Et on voit qu’à chaque fois, des problèmes de technoscience y sont liés. Je pense qu’il faut un contrôle fort et démocratique du développement technologique. C’est absolument indispensable. Je suis pour un principe de précaution à la fois réformé et renforcé. Aujourd’hui il est appliqué de manière à la fois trop aveugle et trop timide. Quand on annonce la synthèse pour demain d’une cellule vivante miroir, ou quand on met dans la nature des bactéries pour absorber le pétrole, sait-on vraiment ce qu’elles vont faire, malgré les précautions prises ? Les clignotants sont au rouge. Il y a le réchauffement climatique, la dégradation des océans, les extinctions massives d’espèces, le non renouvellement des ressources, et il y a aussi le développement biotechnologique non contrôlé. C’est extrêmement dangereux.

Pour vous cela nous regarde tous ?

Oui, le chemin est démocratique. Au niveau du droit, des textes juridiques, il est urgent de marquer clairement les limites. Il faut des moratoires, il faut encadrer toutes ces expériences. Il faut des règles, contrôlées de façon transparente, en impliquant des associations, en passant par des forums hybrides qui ne sont pas composés que d’experts.

La société civile doit donc se saisir de ces questions ?

Oui et cela pose encore une autre question philosophique, celle de l’éducation sur ces thématiques. Ces choses sont complexes, il reste compliqué et ardu de s’en saisir. Regardez comme il est déjà compliqué d’aider les citoyens à comprendre la question du réchauffement climatique. On sait bien qu’on ne peut dire exactement quel sera le niveau de ce réchauffement à l’avenir. On ne peut pas parler de « prévisions ». Le critère que l’on applique est plutôt celui de la « plausibilité », ce qui est très différent. Pour faire comprendre cela au public et faire reculer le climato-scepticisme, il faut expliquer la différence entre l’ignorance (je ne sais rien), l’incertitude et la controverse (je sais mais pas assez), et la plausibilité. Ce sont des questions de philosophie. Les modèles sont dits plausibles lorsqu’ils s’appuient sur des données empiriques déjà établies — par exemple, celles qui attestent d’une augmentation des températures au cours des trente dernières années — et lorsqu’ils sont robustes, c’est-à-dire lorsqu’ils produisent des résultats similaires malgré la diversité des approches ou des hypothèses.

C’est ce qu’il faudrait faire comprendre au grand public. Il faut accepter qu’il existe une zone où l’on ne se situe ni dans l’ignorance, ni dans l’explication complète, ni dans la capacité à prévoir avec certitude. Dans cette zone, il convient de délibérer et d’agir avec prudence. Une prudence politique est nécessaire. Mais la prudence n’est pas l’ignorance : elle s’appuie sur des outils rationnels.

Il faut œuvrer au bon fonctionnement de nos démocraties. Cela ne peut être décidé simplement au sommet, par les seuls détenteurs du pouvoir. Nous en sommes toutes et tous responsables. Il est trop facile de se défausser sur nos dirigeants. Ce processus doit évoluer à la fois dans le tissu social, à travers l’éducation et la culture, et dans les structures inter-étatiques et trans-étatiques. Je le répète : le développement technologique sans contrôle est disruptif, et dangereux. Tous les signes annoncent une possible explosion. Vouloir exercer un pouvoir absolu sur la nature, au nom d’une liberté elle-même absolue, relève du pur délire — un fantasme, dont le courant transhumaniste, qu’il soit de gauche ou de droite, constitue aujourd’hui le triste écho.


Crédit illustration : Teddy Bélier