Des paléontologues aventuriers découvrent un rhinocéros géant disparu au cœur du Pakistan
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Articlé rédigé par FRANCIS DURANTHON
Paléontologue, Directeur du Muséum de Toulouse.
Partir en mission de paléontologie n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Certaines zones très riches en fossiles sont difficiles d’accès. Avec beaucoup de volonté et de la ténacité, c’est malgré tout possible. Cet article retrace une mission réalisée en 1995 au Pakistan qui a permis de dévoiler des fossiles vieux de 20 millions d’années dont un rhinocéros géant.
Quand le paléontologue doit aussi avoir une âme d’aventurier
Le Balouchistan est une zone semi-désertique qui occupe le centre-ouest du Pakistan. Dans cette région, autour de la petite ville de Dera Bugti, se situe une zone qui compte parmi les plus riches au monde en vertébrés fossiles de l’ère tertiaire.
Elle est signalée depuis le XIXᵉ siècle dans la littérature scientifique. D’innombrables fossiles y furent récoltés entre 1880 et 1910, date de la dernière expédition paléontologique dans la région, menée par le paléontologue britannique Forster-Cooper. Ensuite, guerres tribales et autres problèmes interdirent l’accès à cette région.
En 1995, après plusieurs séjours et de longues semaines de tracasseries administratives, une première mission paléontologique française sera effectivement autorisée à se rendre à Dera Bugti. Après quelques péripéties lors du voyage en taxi pour rejoindre le village, il restait alors à convaincre le Seigneur redouté et respecté des « Tigres du Balouchistan », que de nouvelles recherches paléontologiques sur les territoires qu’il administre pourraient avoir de grandes répercussions scientifiques. Ces farouches guerriers, jamais soumis par les différents envahisseurs de la région, sont commandés par Nawab Akbar Khan Bugti, ancien Gouverneur du Balouchistan. A l’issue d’une longue discussion nocturne, autour d’un repas particulièrement épicé, il donne son accord à l’équipe. Mieux, il ordonne à plusieurs guerriers de sa garde personnelle d’accompagner les paléontologues au cours de leurs prospections. Leur mission n’est pas de surveiller ces derniers, mais plutôt de les protéger : la zone à prospecter jouxte le territoire d’une tribu ennemie.
La veille du départ sur le terrain, après avoir envoyé des chameaux sur place pour transporter bagages et matériel, il convoque le conseil de guerre et réunit tous les chefs de famille, de clans et de tribus de la région. Présentés comme des hôtes, à protéger et à aider si besoin est, l’équipe est conduite au point de rendez-vous avec le chamelier et achève son parcours à pied pour rejoindre le lieu où est établi le camp de base. Les conditions de vie sont très difficiles.
L’autosuffisance alimentaire et sanitaire est en effet toujours de rigueur, surtout dans cet environnement plus qu’hostile et cette première expédition connaîtra la faim. Elle ne renoncera pas mais poursuivra ses activités en mangeant les racines des plantes aquatiques du point d’eau de Khumbi avant d’être enfin ravitaillée par un sac de farine puis plus tard par des monceaux de fruits et de légumes. En effet, si la farine avait été fournie par des nomades, ces derniers en arrivant au village ont signalé à Nawab Bugti que ces fous de paléontologues n’avaient plus rien à manger. Ce sont ses fils qu’il chargera d’acheminer de la nourriture pour ravitailler les chercheurs en détresse.
Quand le paléontologue doit aussi avoir une âme d’aventurier
Vêtus à la mode locale, tant pour la discrétion que pour le confort, chemise ample et pantalon bouffant (« shalwar-kamiz »), turban (« patka ») ou coiffe (« topi ») sur la tête, les chercheurs arpentent pendant trois semaines de prospection les environs d’un petit point d’eau nommé Khumbi, où certaines découvertes avaient été signalées dans la littérature scientifique du début du XXᵉ siècle. Dès ce premier contact avec le terrain, des centaines de fossiles de vertébrés dans plusieurs gisements et sur plusieurs niveaux sont récoltés.
Plusieurs missions ont été menées dans cette région jusqu’en 2004. Au total, une quarantaine de gisements ont été découverts sur une quinzaine de niveaux stratigraphiques successifs. Les plus anciens caractérisent un milieu marin ou deltaïque. Le littoral de l’époque fourmillait de vie, avec de très nombreux sélaciens (requins et raies) dont les dents ont été retrouvées par milliers. Ils ont notamment livré quelques restes de mammifères marins : des siréniens (groupe des lamantins et dugongs) et des cétacés primitifs qui fréquentaient les eaux littorales chaudes du Pakistan, d’Égypte et d’Amérique du Nord.
Des milliers de fossiles de mammifères (mastodontes, rhinocéros, chalicothères, antilopes, anthracothères, carnivores, rongeurs), reptiles et « poissons » ont été récoltés année après année dans les environs.
Leur présence confirme en partie les données admises : la ville de Dera Bugti est essentiellement entourée de dépôts datant du Miocène inférieur, légèrement postérieurs à la collision entre les plaques Afrique et Eurasie, il y a environ 20 millions d’années.
Le rhinocéros géant Baluchitherium, une nouvelle espèce découverte
Les découvertes qui ont eu le plus grand retentissement ont été celles des ossements du Baluchitherium. Ce rhinocéros sans corne, le plus grand mammifère terrestre qui ait jamais été exhumé, avait été pour la première fois signalé par Pilgrim en 1908, et baptisé Aceratherium bugtiense (« le rhinocéros sans corne des Bugti »), avant que Forster-Cooper ne crée en 1911 pour la même espèce le genre Paraceratherium (« presque Aceratherium »), puis le genre Baluchitherium, deux ans plus tard.
C’est en 1999, après une semaine de terrain, que la première équipe autorisée à se rendre dans les environs de Lundo Chur découvre au cours d’une prospection matinale dans des ravines sableuses un véritable amoncellement de fossiles. Le sol était jonché de restes osseux gigantesques et le site s’étendait sur plusieurs hectares. Des centaines d’éléments crâniens, dentaires et post crâniens s’offraient à eux. Plus d’un siècle après, les paléontologues venaient de localiser le gisement originel du fameux balouchithère signalé par Pilgrim et Forster-Cooper.
Les observations accumulées depuis 1999 permettent de dire que les dépôts de ce secteur sont plutôt d’origine fluviatile. Certains animaux ont été emportés par une ou plusieurs crues des fleuves qui parcouraient cette région à l’époque, tandis que d’autres ont été la cible de prédateurs.
D’autres espèces partageaient son territoire géotemporel
Les baluchithères côtoyaient d’autres rhinocéros de taille plus modeste, des ruminants, des suoïdés (le groupe des phacochères et des pécaris) et des représentants de groupes aujourd’hui disparus, comme les chalicothères (lointains cousins éteints des chevaux et des rhinocéros, munis de griffes) et les anthracothères (voisins des hippopotames). Les restes de mammifères prédateurs (carnivores et créodontes) y sont en revanche rarissimes dans les récoltes : quelques dents et os isolés seulement. Les reptiles n’étaient pas en reste, puisque les sédiments regorgent de plaques dermiques de tortues (aquatiques et terrestres) et de crocodiles dont les marques de morsures se retrouvent sur certains ossements.
Deux groupes de crocodiles sont représentés. Certains sont géants, pouvant atteindre 12 à 15 m de long, tandis que les autres sont des gavials (crocodiles mangeurs de poissons) de la taille de ceux du Gange actuels.
La faune de ce gisement indique dans son ensemble un âge oligocène (25 à 26 millions d’années), bien antérieur à l’âge classiquement admis pour les dépôts de la région.
La reconstitution du rhinocéros géant
Revenus à Dera Bugti, les chercheurs ont pu reconstituer le squelette à même le sol, sur une bâche. Grâce à cette reconstitution, nous savons désormais que ces rhinocéros géants devaient en moyenne atteindre 5 m au garrot (5,5 m au museau), pour environ 8 m de long. Leur allure générale était plutôt celle d’un okapi très massif, avec une tête de cheval et une lèvre supérieure probablement préhensile qui leur permettait d’attraper les feuilles d’arbres composant leur régime alimentaire. Leur dos est en pente, le membre antérieur beaucoup plus long et puissant que le membre postérieur.
Quelques spécimens récoltés de 1999 à 2004 appartenaient manifestement à des individus plus grands encore, atteignant probablement jusqu’à 6 m au garrot et 9 m de long. Un adulte moyen devait peser environ 15 à 20 tonnes.
Les restes mis au jour au cours des différentes expéditions correspondent à plus d’une vingtaine d’individus, allant du nouveau-né au vieillard. L’énorme variation de taille perceptible sur les restes de ce gisement reflète une très grande variabilité individuelle. D’autre part, le dimorphisme sexuel, fondé notamment sur la taille comme chez la plupart des grands mammifères herbivores fossiles et actuels, a certainement joué un grand rôle dans cette variabilité, comme cela a été proposé dans un article scientifique paru en 2004.
Le climat politique a stoppé les missions
Après cette période de travail de terrain, la situation locale s’est dégradée. Les affrontements ont été nombreux entre les Bugti et l’armée régulière pakistanaise. Nawab Bugti a été tué, enterré vivant sous le bombardement de la grotte dans laquelle il s’était réfugié. Nul ne sait ce que les fossiles conservés dans des boites métalliques sont devenus après les bombardements de la ville de Dera Bugti en 2006. Le Geological Survey du Pakistan a tenté de les retrouver mais l’armée leur a répondu que ce n’était pas sa priorité….
Biographie de l’auteur
Francis Duranthon est paléontologue, Directeur du Muséum d’histoire naturelle et des Musées de Toulouse.
Entré au Muséum d’histoire Naturelle de Toulouse en 1982 comme conservateur des collections, il a soutenu son doctorat de paléontologie des vertébrés en 1990.
Au cours de sa carrière, il a participé à de nombreuses missions de recherche à travers le monde, du Pakistan aux collines du Gers, de l’Afrique du Sud à la Mongolie, à la recherche de fossiles de mammifères, sa spécialité.
Références
- P. O. Antoine, S. M. Ibrahim Shah, I. U. Cheema, J. Y. Crochet, D. D. Franceschi, L. Marivaux, G. G. Métais et J. L. Welcomme, « New remains of the baluchithere Paraceratherium bugtiense from the Late/latest Oligocene of the Bugti hills, Balochistan, Pakistan », Journal of Asian Earth Sciences, vol. 24, no 1, 2004
Crédits photos : Francis Duranthon