Les frères Dalton et les gènes de la vision des couleurs

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Article rédigé par
SERGE ERLINGER, Médecin, professeur honoraire des Universités, ancien directeur de laboratoire INSERM
DOMINIQUE MORELLO, Chercheuse en biologie moléculaire, Directrice de Recherche au CNRS, retraitée. Membre de l’association Femmes & Sciences

Depuis la première lecture du génome humain au début des années 2 000, les progrès continus du séquençage de l’ADN permettent d’utiliser cette technique pour retracer notre histoire, étudier la biodiversité, suivre des épidémies, ou partir à la recherche de criminels. La génétique est devenue un outil incontournable. Quelques micro-traces d’ADN prélevées sur un défunt sont suffisantes pour nous renseigner sur les maladies dont il souffrait et les causes probables de sa mort. Cette nouvelle s’inscrit dans une série de onze articles « De Beethoven à la Star’Ac : une enquête génétique et médicale » décrivant une dizaine de personnages illustres, morts ou encore vivants, chanteur, actrice, musicien, sportif, réalisatrice…, tous atteints d’une maladie héréditaire. Leurs maux sont décortiqués à l’aune de l’analyse de leur génome et des avancées médicales récentes.

Dalton fut très surpris lorsqu’il constata qu’il ne voyait pas les couleurs comme tout le monde. Pendant plusieurs années, il étudia ce qu’il nomma daltonisme pour tenter de trouver une explication physiologique. Cent cinquante ans après sa mort, l’ADN extrait de ses yeux permit d’expliquer les fondements génétiques de son anomalie visuelle. Cette histoire est aussi l’occasion de parler des maladies génétiques liées au chromosome X et d’aborder la notion d’épigénétique.

Eh non, il ne s’agit pas de la bande des 4 frères Dalton qui faisait régner la terreur en 1890-1892 dans l’Ouest américain, magistralement mise en scène par Morris dans sa bande dessinée Lucky Luke. Non, nos projecteurs se focalisent ici sur John Dalton (1766-1844), un physico-chimiste anglais plus connu du grand public pour l’anomalie de la vision qui porte son nom, le daltonisme, que pour sa théorie atomique.

Fils d’un tisserand pauvre, John Dalton reçoit pourtant une solide formation scientifique qui lui permet d’enseigner très jeune les mathématiques, puis la philosophie naturelle (nos sciences naturelles) et la chimie. A 20 ans, il s’intéresse à la météorologie, une passion qui l’animera toute sa vie.

Quand Dalton décrit « son » daltonisme

Jusqu’au début des années 1790, Dalton ne fait pas particulièrement attention à sa perception des couleurs, mais des cours occasionnels de botanique l’incitent à s’en préoccuper. Son premier constat concerne la fleur de géranium (Geranium ou Pelargonium zonale) qu’il voit d’un bleu éclatant alors qu’elle parait rose pour son entourage, sauf pour son frère qui la voit bleue comme lui.

Puis, à l’aide d’un prisme en verre, il observe le spectre solaire et n’y distingue que deux couleurs, le jaune et le bleu, ce qui est étrange puisque la plupart des gens y voient essentiellement six couleurs : le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et le pourpre. Il comprend alors que s’il perçoit le bleu comme les autres, le rouge lui apparait comme une ombre, un « défaut de lumière », tandis que l’orange, le jaune et le vert ne sont pour lui qu’une seule couleur : le jaune. Tout comme son frère. Tous deux ont-ils une anomalie de la vision des couleurs ? Sans aucun doute.

geranium
Pelargonium zonale

Le daltonisme, une affaire de famille

Dans la famille Dalton, son frère et lui sont touchés. Ce peut-il que l’anomalie soit héréditaire ? Sont-ils les seuls ? Cette anomalie est-elle rare ? Il se rappelle avoir lu dans le « Philosophical Transactions » de 1777 un rapport d’un anglais, un certain Harris, de Maryport, qui écrivait « ne pas pouvoir distinguer les couleurs ». Et la chance lui sourit : Harris a un descendant qui réside encore à Maryport. Dalton le fait interroger et, de fil en aiguille, il comprend que ce descendant ainsi que trois de ses cinq frères partage le même problème visuel ! Ce défaut semble donc plus répandu qu’il ne croyait. Mais étrangement, la sœur des frères Dalton tout comme celle d’Harris n’est pas affectée. Cette anomalie ne toucherait-elle que les hommes ? Dalton poursuit son enquête, interroge son entourage et trouve plus d’une vingtaine de personnes pareillement atteintes. Et, tout comme pour lui, aucune n’en avait conscience avant de faire les tests ! Et aucune femme, ce qui corrobore son intuition. Il en conclut que cette singularité est probablement héréditaire et typiquement masculine.

La coupable : l’humeur vitrée ?

En bon scientifique, il cherche une explication physiologique. Quel est le coupable ? L’humeur vitrée ? Ce liquide gélatineux situé à l’arrière de l’œil derrière le cristallin (Figure 2) ?

Cela paraît logique puisque si elle n’était pas transparente comme il se doit, mais colorée en bleu, elle absorberait principalement les rayons rouges et verts qu’il ne distingue pas et transmettrait le bleu et le pourpre correctement.

Que faire de toutes ces informations ? Il décide de les présenter sous forme d’une conférence à la Société de Littérature et Philosophie de Manchester le 31 octobre 17941. Pour vérifier son hypothèse, il souhaite qu’une autopsie de ses yeux soit pratiquée à sa mort. Elle sera réalisée le 27 juillet 1844, le lendemain de son décès par son médecin Joseph Ransome. Mais notre scientifique s’est trompé de coupable. Aucune anomalie de l’humeur vitrée ! Rien ! Elle est tout à fait normale.

Représentation schématique d’un œil
Figure 2. Représentation schématique d’un œil. L’humeur (ou corps) vitrée y occupe une très large place CC BY-SA 3.0 Talos, colorisée par Jakov, modifié et traduit par Falcox,, via Wikimedia Commons.

Quand les généticiens s’en mêlent

dessin d'un dalton
CCO Nicole Morello

Le mystère reste entier pendant… pas moins de cent cinquante ans. Heureusement, les yeux de Dalton ont été précieusement conservés par la Société de Littérature et Philosophie de Manchester. Et c’est en 1995 que des généticiens se penchent sur les yeux de Dalton2.

Nos scientifiques prélèvent de minuscules fragments des globes oculaires pour en extraire l’ADN. Il faut agir avec précaution pour éviter toute contamination. Que recherchent-ils ? Une éventuelle modification des gènes, découverts dans les années 80, impliqués dans la perception des couleurs. Ils utilisent la technique d’amplification de l’ADN, la PCR3.

Bingo ! Le gène qui commande la vision du vert n’est pas amplifiable. On vérifie encore et encore, ce résultat est confirmé, à chaque fois la conclusion est sans appel : l’ADN de Dalton n’a pas le gène responsable de la vision du vert. Celui qui permet de voir le rouge, lui, est intact.

Mais que font ces gènes ? Il y en a trois, le gène « du bleu », le gène « du vert », et le gène du « rouge ». Chacun commande la fabrication d’une protéine, l’opsine, un pigment sensible à l’une de ces trois couleurs fondamentales (voir encadré opsines). Les opsines sont fabriquées dans des cellules spécialisées de la rétine, les cônes. (Figure 3).

Quand on regarde un ciel sans nuages, c’est l’opsine bleue des « cônes bleus » qui transmet au cerveau, par le nerf optique, l’information « bleu ». Lorsque les trois types de cônes fonctionnent normalement, l’œil distingue plus de 15 000 nuances ! Chez les frères Dalton, l’opsine verte n’est pas fabriquée. Non seulement ils ne voient pas le vert, mais les couleurs paraissent moins chatoyantes, et certaines nuances semblent plus claires ou plus sombres que la réalité. Sans la perception du vert, il n’y a plus de contraste entre le vert et le rouge qui perd tout son éclat et le cerveau ne reçoit qu’un seul signal, le même pour le rouge et le vert. C’est pour cette raison qu’on dit que les daltoniens ne distinguent pas le vert du rouge. Si on leur avait donné une pomme verte et une pomme rouge, les frères Dalton n’auraient, à quelques nuances près, pas vu de différence. Elles leur seraient toutes deux apparues de couleur jaune-marron.

illustration photorecepteur
Figure 3. La rétine contient deux types de photorécepteurs : les bâtonnets qui permettent de voir la nuit et les cônes sensibles à différentes longueurs d’onde de la lumière, les cônes bleus, verts et rouges (d’après une illustration ERCO).
Spectres absorption
Spectre d’absorption des 3 types de cônes (S = courtes longueurs d’onde (bleu), M : moyennes (verte), L : longues (rouge)) dans des yeux normaux (en haut) ou de daltoniens deutéranopes (en bas). A droite, 2 pommes rouge et verte vues par une personne à la vision normale (haut); en bas les mêmes pommes vues par un daltonien deutéranope comme Dalton qui ne voit pas le vert et pour qui le jaune, l’orange et le rouge ne font qu’une même teinte marron-jaune.

Il est maintenant courant de voir des schémas en couleur avec l’option « couleurs adaptées aux daltoniens » (Figure 5).

cartes de la France
Figure 5. Représentation des 84 départements en vigilance orange le 30 juin 2025. A droite, représentation avec des couleurs adaptées aux daltoniens (d’après Météo France).

Tous les daltoniens sont-ils identiques ? Absolument pas ! Il en existe différents types selon que le vert, le rouge ou le bleu manque4 et pour chaque type de nombreuses nuances existent.

Mais pourquoi les femmes ne sont-elles pas daltoniennes ?

Revenons un instant aux femmes. Pourquoi ne sont-elles pas concernées par cette anomalie ? En réalité, il faut nuancer ce propos car un peu moins d’une femme sur 200 l’est. Un indice passé jusqu’à présent sous silence va nous aider à comprendre ce déséquilibre : penchons-nous sur le chromosome X car le gène de l’opsine verte et celui de l’opsine rouge sont tous deux situés sur ce chromosome. Et c’est bien là le nœud du problème. Les femmes possèdent deux chromosomes X (l’un hérité de leur mère, l’autre de leur père). Elles sont « XX » alors que les hommes sont « XY » (l’X, hérité de leur mère, et l’Y de leur père). Si une femme porte sur l’un de ses chromosomes X la même mutation que Dalton, son autre chromosome X, normal, permet la synthèse de l’opsine verte. Autrement dit, l’absence du gène opsine verte est « compensée » par la présence d’un gène fonctionnel sur l’autre chromosome X, et tout parait normal, comme si de rien n’était (voir encadré épigénétique). En revanche, les hommes n’ayant qu’un chromosome X, si celui-ci porte un gène opsine défectueux, il n’y pas de compensation possible par le chromosome Y. Voilà pourquoi, sauf en de très rares cas féminins dans lesquels les deux gènes de l’opsine verte sont mutés, seuls les hommes peuvent être daltoniens. Ce même raisonnement explique d’ailleurs pourquoi d’autres maladies génétiques, comme l’hémophilie ou le syndrome du X-fragile, surviennent beaucoup plus fréquemment chez les hommes que chez les femmes.

Daltonien certes, mais scientifique renommé

Sans Dalton, jamais nous n’aurions fait une telle découverte. Il ne nous reste plus qu’à le féliciter doublement. D’une part, il a su décrire avec une précision inouïe son anomalie visuelle et en percevoir le caractère héréditaire alors même que la notion de gènes était loin d’être connue5. Et, d’autre part, en réclamant une autopsie de ses yeux, il nous a permis de mettre des gènes et des noms sur ses observations. Chapeau bas !

Ce grand savant ne s’est pas contenté d’observer et de décrire sa vision des couleurs. Il a aussi mené de remarquables travaux en météorologie qui l’ont conduit vers des études chimiques poussées. Physiciens et chimistes le connaissent surtout pour sa théorie atomique, la pierre angulaire de la chimie moderne. C’est en son honneur que l’unité Dalton (ou le symbole Da ou kDa pour kilo Dalton) est utilisé pour désigner les masses de très grosses molécules.


Références

  1. Dalton, J. Extraordinary facts relating to the vision of colours: with observations. Memoirs of the Literary and Philosophical Society of Manchester 5, 28-45, 1798.
  2. Hunt, DM et al. The chemistry of John Dalton’s color blindness. Science 267, 984-988, 1995.
  3. La PCR (Polymerase Chain Reaction) est une technique d’amplification de l’ADN dont on a beaucoup parlé pendant la pandémie de Covid. Si l’ADN est muté, il n’y a pas de fragment d’amplification ou sa taille est différente de celle d’un ADN témoin, sans mutation.
  4. Les daltoniens ont un déficit d’une des trois couleurs primaires (bleu, vert, rouge). Ils sont dichromates. S’il leur manque l’opsine rouge ce sont des « protanopes » (du grec, protos, premier, et opsis, la vue) ; s’il leur manque l’opsine verte, comme Dalton, ce sont des « deutéranopes » (deuteros, deuxième) ; l’absence de cônes bleus en fait des « tritanopes » (tritos, troisième).
  5. La structure en double hélice de l’ADN sera décrite en 1952, grâce en particulier aux études cristallographiques de Rosalind Franklin, et la notion de gène et de son fonctionnement en 1961.

Les opsines, une famille multigénique (retour à l’article)

On sait aujourd’hui que le daltonisme n’est pas dû à un problème neurologique mais à l’absence ou l’altération de pigments photosensibles de la rétine. La vision des couleurs, à la lumière du jour, dépend de cellules photo-réceptrices, les cônes, situées au cœur de la rétine, dans la fovéa. Chez l’humain, il en existe 3 types. Chacun est caractérisé par un pigment photosensible, constitué d’une protéine, l’opsine, liée au rétinol (un dérivé de la vitamine A) qui absorbe la lumière. Les trois opsines humaines – S (Short), M (Middle) et L (Long) – absorbent la lumière à différentes longueurs d’onde, dont le maximum se situe respectivement à 430 nm pour l’opsine S (ou bleue), 530 nm pour l’opsine M (ou verte), et 560 nm pour l’opsine L (ou rouge).

Les 3 gènes opsines sont présents dans l’ADN de toutes les cellules mais la protéine opsine n’est fabriquée que dans les cônes. Chaque type de cône exprime l’opsine qui le caractérise (« bleu », « vert » ou « rouge »), les deux autres gènes opsine restent silencieux. Autrement dit, dans les cônes verts, par exemple, seul le gène opsine vert est actif (transcrit) et permet la synthèse de l’opsine verte.

Les gènes opsine proviennent d’un même gène ancestral à partir duquel ils ont divergé il y a environ 40 millions d’années. Chez l’humain, les gènes codant les opsines M et L sont situés sur le chromosome X et leurs séquences sont très similaires (97% d’homologie). Le gène codant pour l’opsine S est localisé sur le chromosome 7 et présente un degré moindre d’homologie (57%) avec les opsines M et L.


Un exemple d’épigénétique, l’inactivation du chromosome X (retour à l’article)

L’épigénétique désigne l’ensemble des mécanismes et des molécules qui modifient l’expression des gènes sans en changer la séquence nucléotidique. En d’autres termes, la séquence de l’ADN n’est pas modifiée, il n’y a pas de mutations, mais des marques (de différentes sortes) sont apposées sur l’ADN (d’où le nom épigénétique). Ces marques sont réversibles mais transmissibles au cours des divisions cellulaires et certaines peuvent passer à la génération suivante.

Un des mécanismes épigénétiques les plus étudiés chez les mammifères concerne l’inactivation du chromosome X. Chez la femme, les cellules contiennent deux chromosomes sexuels X, XM (hérité de la mère) et XP (hérité du père). Chez l’homme, les deux chromosomes sexuels sont XM (hérité de la mère) et Y (hérité du père). Si l’on raisonne « arithmétiquement », les cellules des femmes devraient donc exprimer deux fois plus des produits codés par le chromosome X que les cellules des hommes. Mais ce n’est pas le cas car un processus appelé inactivation du X permet de rendre silencieux l’un des X dans les cellules des femmes. De ce fait la quasi-totalité des gènes du chromosome X inactivé ne s’exprime plus1. L’inactivation se fait très tôt dans le développement embryonnaire (chez les mammifères, approximativement au stade de l’implantation de l’embryon dans l’utérus, mais le stade exact reste encore débattu ii).  Au hasard, un des X, le XM ou le XP, « s’éteint » dans une cellule embryonnaire. Une fois qu’un X est inactivé dans une cellule, il le reste dans toutes les cellules qui en dérivent par divisions successives. Cette inactivation aléatoire fait que globalement chez une femme, 50% des cellules ont le XP inactif et 50% le XM inactif. Si le gène opsine M (qui permet de voir le vert) est muté sur l’un des X (par exemple le XM), la moitié des cellules – celle dans laquelle le XP est inactif et le XM actif mais muté – ne synthétise pas le photo-pigment vert. Mais l’autre moitié le synthétise puisque leur XP actif n’est pas muté. La moitié de cellules « opérationnelles » est suffisante pour voir le vert. Chez un homme porteur du gène opsine M muté sur son chromosome XM, comme Dalton, aucune cellule ne synthétise de photo-pigment vert puisque le gène opsine sur le XM est muté et que le chromosome Y ne porte pas de gène opsine. Et si jamais une femme porte le gène opsine M muté sur ses deux chromosomes X ? Eh bien, tout comme Dalton, elle est daltonienne. Mais ces cas-là sont très rares (en France 0,4%).


Références

  1. https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/pdf/2021/02/msc200239.pdf

Image d’en tête : Engraving of John Dalton FRS by Zanetti and Agnew, 1823. Science Museum Group Collection